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mardi, avril 23, 2024
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Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance et droits bafoués de l’opposition sénégalaise

par pierre Dieme

Le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, traité international adopté à Dakar le 21 décembre 2001, reste un instrument juridique célèbre au Sénégal, tant il est vrai qu’il est générateur d’un argument de texte souvent invoqué par la classe politique et la société civile. Il s’agit, bien sûr, de son article 2 paragraphe 1er ainsi libellé : « Aucune réforme substantielle de la loi électorale ne doit intervenir dans les six (6) mois précédant les élections, sans le consentement d’une large majorité des acteurs politiques ». Pourtant, cet article au contenu si bien vulgarisé et pour l’essentiel respecté n’est qu’une disposition parmi la cinquantaine de dispositions que compte ce traité international en forme solennelle, signé et ratifié par le Sénégal. A lire et relire les clauses de ce document diplomatique qui attire l’attention, l’on se rend bien vite compte, pour s’en réjouir, que son objet est de favoriser l’ancrage de l’idéal démocratique ainsi que la consécration de l’Etat de droit dans l’espace sous-régional, au mieux des intérêts des peuples d’Afrique de l’ouest. En particulier, le protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance proclame deux libertés d’importance capitale, au cœur de l’actualité politique sénégalaise du moment, à savoir la liberté de participation aux élections d’une part, et la liberté de manifestation pacifique de l’autre. Du reste, il est caractéristique de noter que ces libertés fondamentales sont consacrées au titre des «principes de convergence constitutionnelle », qui ne sont rien d’autre que des «principes constitutionnels communs à tous les Etats membres de la CEDEAO », au sens de l’article 1er du Protocole.

  1. Du droit de libre participation aux élections

       S’agissant du droit de libre participation aux élections, il est visé par l’article 1er paragraphe i, qui stipule en son deuxième alinéa que les partis politiques « participent librement et sans entrave ni discrimination à tout processus électoral », tout en précisant que « la liberté d’opposition est garantie ». Partant de là, il est aisé de constater que cette disposition jette une lumière crue sur l’aspiration légitime à des élections crédibles, justes, transparentes, et surtout inclusives. Au nom de quelle logique voudrait-on que des erreurs et autres manquements enregistrés dans la confection des listes de candidats ne puissent plus jamais être régularisés ? Il est des moments cruciaux dans la marche d’une nation où il urge de tempérer, par le jeu d’une approche pragmatique et consensuelle, la rigueur de la règle de droit normalement applicable, dans un esprit rassembleur et pour la pérennité de la démocratie. L’erreur est humaine et doit, dans certaines circonstances particulières, pouvoir sans réserve être corrigée pour la bonne cause. Surtout qu’à un degré de reddition des comptes infiniment plus élevé, les écritures sacrées nous apprennent que les péchés les plus graves sont susceptibles de rémission par le Tout-Puissant, Seigneur des mondes, Maître des cieux et de l’univers, pour peu que le repentir de l’être humain ait été sincère. C’est le lieu de dire sans détour que dans les pays qui adhèrent franchement à l’idéal démocratique, l’esprit des systèmes de parrainage et de contrôle juridique des candidatures aux élections n’est jamais d’écarter des candidats du jeu électoral, pour des motifs fallacieux et inavoués ou juste pour le plaisir de le faire. A cet égard, il a été soutenu que la participation d’une majorité parlementaire sortante à des élections législatives marquées par l’exclusion des figures majeures de l’opposition relève tout bonnement de la couardise. Qu’il s’agisse de la vérité ou pas, cette prise de position illustre avec clarté la méfiance et la défiance à l’égard d’un système électoral non consensuel dans une très large mesure et caractérisé, dans la période récente, par des réformes hasardeuses unilatéralement établies puis autoritairement imposées par le pouvoir en place. Dans les Etats où la démocratie n’est pas un vain mot, le parrainage des candidatures aux élections se veut juste un test de représentativité, ni plus ni moins. A ce propos, il est de bon sens de considérer qu’au vu du verdict des urnes à l’issue des élections locales du 23 janvier 2022, des coalitions politiques telles que Yewwi Askan Wi, Benno Bok Yakaar, Gueum Sa Bopp et même And Nawlé And Ligueey, sont suffisamment représentatives pour, à la limite, être dispensées de l’exigence de se soumettre au test des parrainages comme préalable à leur participation au scrutin législatif. On inclinerait dès lors à soutenir l’idée que lesdites coalitions politiques sont légitimement en droit de prétendre participer aux prochaines élections législatives, quitte à ce qu’il leur soit permis de corriger les erreurs matérielles et autres manquements constatés dans leurs dossiers de candidature, au besoin avec le concours salvateur de l’administration électorale. Au fond, il est salutaire de formuler le vœu que ces élections législatives à venir soient les dernières consultations électorales organisées au Sénégal sous l’empire de la loi sur le parrainage des candidatures adoptée au pas de charge et à marche forcée par l’actuelle majorité parlementaire en 2018. En effet, force est d’admettre que la loi sur le parrainage a mis en place un dispositif opérationnel stressant pour les partis d’opposition, conflictogène à tous points de vue, et foncièrement démocraticide. Comme telle, elle doit être abrogée à tout prix, au nom de l’aspiration légitime du peuple sénégalais à la stabilité du pays, garante d’une paix civile durable et pérenne. Beaucoup parmi les candidats recalés, aussi bien dans le contexte actuel (Monsieur Bougane GUEYE par exemple) que dans la période de la présidentielle de 2019, ont été amenés à prendre l’opinion publique à témoin par rapport au rejet massif et a priori injustifié de parrains électeurs ayant présenté des cartes d’identité CEDEAO avec des données électorales en bonne et due forme inscrites au verso. C’est ainsi que l’actuelle Ministre des affaires étrangères du Gouvernement du Sénégal, candidate recalée à l’élection présidentielle du 24 février 2019, avait fait montre de son étonnement lorsque sur les 56.138 parrains qu’elle avait déposés, 46.009 avaient été rejetés par le Conseil constitutionnel parmi lesquels un nombre considérable pour défaut d’inscription au fichier électoral. Selon les dires de l’intéressée exprimés en son temps, parmi les parrains rejetés au motif qu’ils n’étaient pas inscrits sur le fichier électoral, figuraient curieusement des Conseillers municipaux élus et en exercice de cette commune du nord du Sénégal dont elle était à l’époque la Maire. De toute évidence, ces derniers étaient, par définition, électeurs et éligibles. Cela étant, jamais les autorités compétentes, en particulier l’administration électorale et le Conseil constitutionnel, n’ont été amenées à réagir par rapport à ces interpellations précises et documentées. Qu’il s’agisse de 2019 ou de 2022, aucune mise au point ni la moindre explication n’ont jamais été apportées par rapport aux interrogations légitimes sur ces contradictions insoutenables. Ce silence déconcertant et continu des autorités électorales compétentes directement interpellées sur une question aussi précise renseigne beaucoup sur la nébuleuse qui entoure le dispositif opérationnel de mise en œuvre du système de parrainage des candidatures. Au surplus, il annihile pour de bon le peu de confiance que les partis et coalitions de l’opposition accordent à la loi sur le parrainage en général et à son dispositif opérationnel en particulier, qu’ils perçoivent à juste titre comme un rouleau compresseur préposé à l’anéantissement de leur droit à participer librement aux élections organisées dans leur propre pays. A l’évidence, cet argument suffit à lui seul pour justifier les appels à l’abrogation de la loi sur le parrainage. Du reste, il s’agit là d’une demande pressante formulée par la Cour de justice de la CEDEAO à l’endroit du Gouvernement du Sénégal, à travers la décision contentieuse rendue suite à l’initiative remarquable et bien inspirée de l’Avocat au barreau de Paris, Maître Abdoulaye TINE.

  1. Du caractère exécutoire des décisions contentieuses de la Cour de justice de la CEDEAO

     C’est le lieu de réaffirmer sans la moindre ambiguïté que toute décision contentieuse rendue par la Cour de justice de la CEDEAO s’impose à l’Etat membre concerné avec autorité absolue de la chose jugée, en application de l’article 15 paragraphe 4 du Traité révisé de la CEDEAO adopté à Cotonou (Bénin) le 24 juillet 1993, qui stipule très clairement que « les arrêts de la Cour de justice ont force obligatoire à l’égard des Etats membres, des institutions de la Communauté, et des personnes physiques et morales ». Qui plus est, le Protocole du 19 janvier 2005 donnant compétence à la Cour de justice de la CEDEAO pour connaître des allégations de violation des droits de l’Homme précise dans son article 19 paragraphe 2 que les décisions de la Cour sont « immédiatement exécutoires et ne sont pas susceptibles d’appel ». Ledit Protocole ajoute dans son article 22 paragraphe 3 que « les Etats membres et les institutions de la Communauté sont tenus de prendre sans délai toutes les mesures nécessaires de nature à assurer l’exécution des décisions de la Cour ». Dans ces conditions, aucun Etat membre de la CEDEAO ne peut valablement invoquer sa propre souveraineté pour refuser de se soumettre à un arrêt rendu par la juridiction communautaire dès lors que ledit arrêt a une portée supranationale, lui permettant de s’imposer aux souverainetés nationales. En tout état de cause, la souveraineté de l’Etat ne peut jamais valablement s’affirmer en violation du droit international. S’il devait en être autrement, c’est toute la réglementation des relations interétatiques qui serait dépourvue d’effectivité et qui, de fil en aiguille, finirait par s’écrouler comme château de cartes. De sorte qu’en s’entêtant à ne pas appliquer dans son ordre juridique interne l’arrêt de la Cour de justice de la CEDEAO prescrivant une remise en cause du système de parrainage des candidatures, le Sénégal méconnaît à coup sûr ses engagements internationaux. L’arrêt rendu le jeudi 23 juin dernier par la Cour suprême du Sénégal statuant sur une nouvelle requête de Maître Abdoulaye TINE ne change absolument rien à cette situation, bien au contraire. Il n’est en effet pas discuté que tout traité en vigueur oblige les Hautes parties contractantes sur le plan juridique. Mieux encore, la Convention de Vienne (Autriche) du 23 mai 1969 sur le droit des traités (évidemment signée et ratifiée par le Sénégal) fait valoir, en son article 27, qu’ « une partie ne peut invoquer une disposition de son droit interne comme justifiant la non exécution d’un traité ». A dire vrai, la Cour de justice de la CEDEAO est, à n’en pas douter, un tribunal indiscutablement indépendant et impartial. Du reste, son indépendance est statutairement garantie par l’article 15 paragraphe 3 du Traité révisé de la CEDEAO qui considère que « dans l’exercice de ses fonctions, la Cour de justice est indépendante des Etats membres et des institutions de la Communauté ». Dans la pratique, la Cour communautaire d’Abuja ne rate jamais l’occasion de révéler haut son indépendance devant des chefs d’Etat médusés et gênés aux entournures, la regardant évidemment d’un très mauvais œil, car banalement habitués à mettre au pas et sous tutelle les juridictions nationales de leurs pays respectifs. Aussi, force est de dire que la Cour de justice de la CEDEAO mérite l’hommage appuyé et le respect singulier des citoyens de l’espace CEDEAO. Toujours rangée du côté du citoyen opprimé n’attendant plus grand-chose de la justice de son propre pays, totalement préservée de toute influence gouvernementale, elle se positionne à travers une jurisprudence abondante et de qualité comme l’indispensable garde-fou contre les abus et dérives des Gouvernements ouest-africains. A ce propos, il est fort regrettable de constater le mépris continu de beaucoup de Gouvernements ouest-africains à l’égard des arrêts rendus par la juridiction communautaire, dès lors que les Etats concernés sont cités comme auteurs de faits attentatoires aux instruments internationaux de protection des droits de la personne. Ce faisant, les Gouvernements ouest-africains mis en cause fragilisent la CEDEAO elle-même tout en sapant, inconsciemment, leur propre crédibilité. Dans ces conditions, comment des chefs d’Etat de la CEDEAO ne prenant pas au sérieux les arrêts obligatoires de la Cour peuvent-ils raisonnablement penser être eux-mêmes pris au sérieux par leurs homologues militaires (Mali, Guinée, Burkina Faso) qu’ils somment de présenter un calendrier de retour à une vie démocratique normale ? A contrario, il est parfaitement loisible d’observer que les arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme sont le plus clair du temps appliqués par les Etats européens incriminés. En France par exemple, le législateur intervient systématiquement pour modifier le droit français en vue de l’adapter à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, chaque fois que cette dernière condamne l’Etat français pour violation de la Convention européenne des droits de l’Homme et de sauvegarde des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. C’est ainsi que le délit d’offense au chef de l’Etat, vestige du crime de lèse-majesté, a été supprimé du Code pénal français en 2012, après que la France ait été condamnée pour violation de l’article 10 de ladite Convention consacrant la liberté d’expression. En l’espèce, le citoyen français Hervé EON, jugé en comparution immédiate et condamné à une amende symbolique de 25 euros pour offense au chef de l’Etat (il s’agissait de Nicolas SARKOZY), avait en définitive obtenu gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’Homme après épuisement de toutes les voies de recours internes. L’Etat français s’était plié sans problème, comme à l’accoutumée, à la décision rendue à l’issue d’un procès international qu’il avait finalement perdu. Il n’est guère besoin de rappeler que l’un des déterminants de l’Etat de droit reste la soumission de la puissance publique aux décisions rendues par la justice internationale.

  1. Du droit de manifester pacifiquement, de l’interdiction absolue de la torture et des atteintes au droit à la vie

       S’agissant du droit de manifester pacifiquement, il est consacré par l’article 1er paragraphe j du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, qui stipule que « la liberté d’association, de réunion et de manifestation pacifique est également garantie ». Au cas où, par extraordinaire, l’exercice de la liberté de manifestation pacifique devait occasionner des troubles à l’ordre public, les dispositions qui s’appliquent sont celles de l’article 22 du Protocole (inséré dans la Section IV intitulée « Du rôle de l’armée et des forces de sécurité dans la démocratie »), ainsi libellées : « L’usage des armes pour la dispersion de réunions ou de manifestations non violentes est interdit. En cas de manifestation violente, seul est autorisé le recours à l’usage de la force minimale et/ou proportionnée » (paragraphe 1). Aussi, « est interdit en tout état de cause le recours à des traitements cruels, inhumains et dégradants » (paragraphe 2). Il s’y ajoute que « les forces de sécurité publique lors des enquêtes de police ne doivent inquiéter ni arrêter un parent ou allié du mis en cause » (paragraphe 3). Il ressort de l’exploitation combinée de ces dispositions que dans l’hypothèse exceptionnelle où il serait nécessaire de disperser une manifestation sur la voie publique, les agents de la force publique préposés à cette tâche devraient faire preuve de sang-froid ainsi que de la plus grande retenue. Le Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance étant un traité international ratifié par le Sénégal, les dispositions de son article 22 s’imposent, par voie de conséquence, à l’Etat du Sénégal de même qu’à tous ses organes, y compris l’autorité administrative prenant la décision d’entraver le libre exercice du droit de manifester, ainsi que les agents de la force publique.

     Ainsi, il serait évidemment préoccupant que la dispersion d’une manifestation interdite favorise la commission d’actes de torture qui seraient autant d’actes de barbarie portant gravement atteinte à la dignité de la personne humaine. A ce stade, l’on peut aisément soutenir que la torture est une infraction internationale d’une particulière gravité, aux antipodes du respect inconditionnel dû à la dignité humaine. Aucun argument, aucune visée, fût-elle d’intérêt général, ne sauraient motiver l’usage de la torture dans une nation civilisée. A ce sujet, la Convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants du 10 décembre 1984 se veut d’une fermeté et d’une clarté limpide. En effet, en vertu de son article 2 paragraphe 2, « aucune circonstance exceptionnelle, quelle qu’elle soit, qu’il s’agisse de l’état de guerre ou de menace de guerre, d’instabilité politique intérieure ou de tout autre état d’exception, ne peut être invoquée pour justifier la torture ». Le paragraphe 3 du même article ajoute sans ambages que « l’ordre d’un supérieur ou d’une autorité publique ne peut être invoqué pour justifier la torture ». L’unique rescapé du commando kamikaze djihadiste auteur des attentats terroristes ayant ensanglanté Paris le 13 novembre 2015 (131 morts), Salah ABDESLAM, arrêté en Belgique en mars 2016 après plusieurs mois de cavale, puis remis à la France en avril 2016 en vertu d’un mandat d’arrêt européen, a été jugé par la Cour d’assises spéciale de Paris qui l’a condamné le 29 juin 2022 à la perpétuité incompressible, peine la plus sévère prévue par le Code pénal français (sans aucun espoir de remise en liberté), infligée avant lui à quatre personnes uniquement. En dépit de la gravité et du caractère avéré des faits criminels épouvantables qui lui étaient reprochés, jamais il n’a été torturé ni fait l’objet de sévices de la part des enquêteurs belges et français, alors même qu’il s’était volontairement emmuré dans un silence assourdissant dès son arrestation, refusant obstinément de collaborer à l’enquête. Il est dès lors essentiel de rappeler que tout acte de torture est une atrocité abominable et insupportable, une monstruosité insoutenable et intolérable. Ce constat d’évidence s’impose d’autant plus que la torture est, par définition, perpétrée contre un être humain sans défense et ô combien vulnérable car privé de sa liberté. Qui plus est, tout fait de torture est un cas d’exercice de la compétence universelle, cette technique de procédure pénale au cœur du droit international criminel contemporain, permettant de déroger aux règles de compétence territoriale et personnelle qui délimitent ordinairement le périmètre d’intervention des juridictions pénales nationales. Cela signifie en clair que l’auteur présumé de faits de torture pourrait être arrêté et poursuivi presque partout dans le monde, étant entendu que la Convention des Nations Unies contre la torture du 10 décembre 1984 engage, à ce jour, 173 des 193 Etats membres des Nations Unies, y compris le Sénégal qui l’a signée le 4 février 1985 avant de la ratifier le 21 août 1986. Il est ainsi permis d’affirmer très clairement que le tortionnaire ne perd rien pour attendre. Ennemi du genre humain, il traînera toujours comme un boulet cette hantise d’être arrêté pendant un voyage à l’étranger, qu’il se rende en Algérie, en Angola, en Australie, en Allemagne, en Belgique, en France, en Argentine, au Brésil, à Saint-Marin, à Belize, aux Maldives, aux îles Marshall, aux Seychelles, aux Emirats arabes unis, au Vietnam, au Pakistan, en Indonésie, en Mongolie, à Samoa, à Vanuatu, en République démocratique populaire Lao, et l’énumération est loin d’être limitative. Tombant sous le coup de la Convention des Nations Unies contre la torture en ses articles 6 et 7 qui consacrent l’universalité du droit de punir, le tortionnaire pourrait être cité à comparaître dans le prétoire des juridictions criminelles de la quasi-totalité des Etats de la planète, pour peu qu’une plainte ait été déposée contre lui par les victimes, leurs ayants-droits ou leurs Conseils, devant les juridictions du for (juridictions étrangères). Il est donc heureux de noter que le tortionnaire ne sera jamais tranquille ni à l’abri, qu’il lui sera toujours difficile de se déplacer à travers le monde sans courir le risque de se faire alpaguer quelque part, une plainte ayant peut-être été déposée contre lui à son insu devant la justice du pays de destination. Honte à tout jamais à tous les tortionnaires !

     Par ailleurs, l’exigence du maintien de l’ordre ne saurait non plus justifier des atteintes massives au droit à la vie. Il est à cet égard établi en droit international pénal que l’obligation légale d’obéir ainsi que le devoir d’obéissance ne sauraient faire obstacle à l’exercice d’éventuelles poursuites internationales. Ceci est valable aussi bien pour le haut dirigeant civil ou le haut fonctionnaire de défense, que pour le lampiste. Très clairement, nul ne pourrait se réfugier derrière les règles de la subordination hiérarchique pour espérer se dédouaner de sa responsabilité criminelle devant la justice internationale. C’est là un clin d’œil à la théorie des baïonnettes intelligentes, bien connue en droit des libertés publiques enseigné habituellement en 3ème année d’études dans les facultés de droit des universités de l’espace francophone. En termes clairs, la théorie dite des baïonnettes intelligentes n’est rien d’autre qu’une théorie de la légitimité du refus d’obéissance à un ordre hiérarchique manifestement illégal. Vouloir vaille que vaille empêcher la tenue d’une manifestation sur la voie publique ne saurait en aucun cas justifier l’usage de la force létale.

     Dans les Etats adossés aux valeurs universelles de la démocratie, manifester pacifiquement relève tout simplement de la banalité des comportements ordinaires de protestation. Tant et si bien qu’en matière de police administrative (prévention des troubles à l’ordre public), il y est naturellement admis que « la liberté est la règle et la restriction de police l’exception » selon une formule heureuse exprimée dans les conclusions de divers Commissaires du Gouvernement français, à l’occasion d’audiences du Conseil d’Etat ayant débouché sur des décisions jurisprudentielles de principe, à l’image des arrêts BADY du 10 août 1917 et BENJAMIN du 19 mai 1933. Il s’ensuit que le droit de manifester pacifiquement, adossé à des sources internationales comme à des sources internes, est clairement opposable aux autorités de police administrative. Partant de là, rien ne saurait expliquer cette tendance observée récemment partout au Sénégal, à vouloir brider systématiquement une liberté aussi substantielle par le biais d’arrêtés d’interdiction émanant d’autorités déconcentrées de l’Etat, agissant probablement sur ordre du Ministre de l’intérieur, seul détenteur d’un pouvoir réglementaire de police applicable sur toute l’étendue du territoire national. Dans cet esprit, il ne faut pas perdre de vue que même dans le contexte des scènes de guérilla urbaine qui avaient ébranlé notre pays les 3,4 et 5 mars 2021 (pour les raisons que tout le monde sait), la communauté internationale avait pris fait et cause pour l’exercice du droit de manifestation pacifique au Sénégal, quand bien même était-elle vivement préoccupée du fait de la tournure prise par les événements. En témoigne tout d’abord l’appel du Porte-parole du Secrétaire général des Nations Unies Stéphane DUJARRIC, qui invitait les autorités sénégalaises à « permettre aux manifestants d’exprimer leur opinion et volonté ». En témoigne ensuite la prise de position du chef du Bureau des Nations Unies pour l’Afrique de l’ouest et le Sahel (UNOWAS), monsieur Mohamed ibn CHAMBAS, qui exhortait « les autorités [sénégalaises] à prendre les mesures nécessaires pour apaiser les tensions et garantir le droit constitutionnel de manifester pacifiquement » (Point de presse quotidien du Bureau du Porte-parole du Secrétaire général de l’ONU, en date du 05 mars 2021). En témoigne enfin le communiqué du 06 mars 2021 du Président de la Commission de la CEDEAO, lequel invitait « les autorités [sénégalaises] à prendre les mesures nécessaires pour apaiser les tensions et garantir les libertés de manifester pacifiquement, conformément aux lois en vigueur ».

  1. Epilogue et pistes de réflexion

     Finalement, malgré les errements consécutifs aux dysfonctionnements du système électoral sénégalais, il semble que l’on achemine tout droit vers la tenue effective du scrutin législatif, pourrait-on dire envers et contre tout.

     A cet égard, il est une grande coalition de partis politiques qui va amorcer la campagne électorale avec une liste curieusement amputée de sa principale composante et, par voie de conséquence, des figures de proue de l’opposition sénégalaise injustement empêchées d’être candidats par le jeu d’artifices juridiques minutieusement fabriqués en amont puis entérinés maladroitement par le juge du contentieux pré-électoral. A ce propos, l’on peut difficilement soutenir que l’impression des bulletins de vote de ladite coalition, sans photo de tête d’affiche, ne relève pas d’une discrimination injustifiable en droit et, en tout cas, d’une violation manifeste du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance (notamment de son article 1er paragraphe i alinéa 1). Pour autant, l’exclusion de la compétition de figures majeures de la vie politique sénégalaise ne saurait nullement impacter sur leur droit de participer pleinement et sans entraves à la campagne électorale, dès lors que « tous les citoyens de la république ont le droit de se déplacer et de s’établir librement aussi bien sur toute l’étendue du territoire national qu’à l’étranger » (article 14 de la  Constitution, alinéa 1).

     En tout état de cause, il conviendrait, après le scrutin législatif et à court ou moyen terme, de lancer un vaste chantier de réformes institutionnelles cristallisantes, l’objectif étant de solidifier la démocratie sénégalaise.

     En particulier, pourrait entrer dans ce cadre le dessaisissement du Ministre de l’intérieur de la tâche d’organisation des élections politiques, dès lors que la neutralité de ce dernier, nommé et révoqué discrétionnairement par le Président de la République, reste le plus souvent sujette à caution dans cette séquence temporelle délicate où il est amené à exercer dans toute sa plénitude les fonctions de Ministre en charge des élections. A cet égard, de deux choses l’une. L’on pourrait en effet opter pour une Commission électorale indépendante à composition consensuelle. En Gambie, l’élection présidentielle de 2016 ayant consacré la victoire d’Adama BARRO et la défaite surprise du Président sortant Yaya JAMMEH a été organisée de main de maître par un tel organe. A défaut, l’on pourrait inscrire dans le marbre de la Constitution l’obligation pour le chef de l’Etat de procéder à de larges consultations en vue de la désignation, au minimum à un an d’échéances électorales majeures, d’un Ministre de l’intérieur très largement consensuel et inamovible jusqu’à la proclamation définitive des résultats électoraux. A l’évidence, une telle option s’inscrirait dans la droite ligne de l’article 3 du Protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouvernance, ainsi libellé : « les organes chargés des élections doivent être indépendants et/ou neutres et avoir la confiance des acteurs et protagonistes de la vie politique. En cas de nécessité, une concertation nationale appropriée doit déterminer la nature et la forme desdits organes ». Un tel Ministre de l’intérieur, libéré des pesanteurs de l’appartenance partisane, désireux d’assumer pleinement et dignement ses responsabilités administratives, aurait à cœur d’organiser des élections transparentes, libres et justes, dès lors que sa nomination ne serait plus fondée sur le critère de la seule faveur du Prince. Dans ces conditions, les résultats électoraux ne souffrant d’aucune contestation sérieuse seraient largement diffusés, en valeur absolue comme en valeur relative afin de favoriser des commentaires dignes d’intérêt et objectifs, à même de faire avancer la science politique sénégalaise. A ce sujet, il est incompréhensible que jusqu’à l’heure où sont écrites ces lignes, le Ministère de l’intérieur, organisateur légal des élections politiques au Sénégal, n’ait toujours pas donné les statistiques officiels des élections territoriales du 23 janvier dernier. Jusqu’à aujourd’hui par exemple, les pourcentages de voix (à l’échelle nationale) s’étant respectivement portés sur les listes en compétition à l’occasion de ces élections, ont été curieusement passés sous silence par le Ministère de l’intérieur et son bras séculier que constitue l’administration territoriale. Or, il s’agit là de chiffres clés en mesure de faciliter le travail des analystes et observateurs indépendants de la vie politique sénégalaise, préposés à l’exploitation des résultats sortis des urnes. Jusqu’à preuve du contraire, les seuls chiffres crédibles en la matière sont ceux qui ont été rendus publics par la principale coalition de l’opposition sénégaalaise

  Pourrait également entrer dans le cadre du vaste chantier de réformes souhaitables, l’instauration d’un système de double degré de juridiction pour les décisions rendues par le Conseil constitutionnel. En matière électorale en particulier, le Conseil constitutionnel ne statuerait plus en premier et dernier ressort avec cette conséquence qu’un recours pourrait être formé contre ses décisions devant une nouvelle instance inclusive à porter sur les fonts baptismaux. Celle-ci aurait une composition largement représentative des différents segments de la société sénégalaise. Pourraient en effet y siéger des personnalités d’une autorité morale incontestée et à l’honnêteté saluée, désignées par leurs pairs ou, à tout le moins, après de larges concertations. Ainsi est-il tout à fait envisageable que ces personnalités puissent être des chefs religieux et coutumiers, des professeurs d’université (au-delà des professeurs des Facultés de Droit), des figures de la société civile, des individus issus du secteur privé, des diplomates et fonctionnaires internationaux à la retraite, quelques magistrats triés sur le volet, sans que la liste ne soit exhaustive. C’est là, nous semble-t-il, le prix minimal à payer pour redorer l’image de marque ternie d’un Conseil constitutionnel, perçu avec juste raison comme l’un des maillons faibles du chaînon institutionnel, surtout après ses décisions très décriées des 2 et 3 juin 2022 (en particulier les décisions 9/E/2022, 10/E/2022, 11/E/2022, 13/E/2022, 16/E/2022). L’alternative serait de former un recours en contestation devant une éventuelle Cour constitutionnelle internationale, scénario évidemment improbable à court terme mais évoqué à des fins purement hypothétiques dans les travaux de l’universitaire tunisien Yadh Ben ACHOUR, (Voir notamment son article « Au service du droit démocratique et du droit constitutionnel international, une Cour constitutionnelle internationale », Revue du Droit public, 2014, n°2, PP. 419-444).  En tout état de cause il faut, une fois pour toutes, accepter cette idée simple que la justice constitutionnelle n’est pas instituée pour le confort douillet de ses animateurs, ni pour faire plaisir au détenteur momentané de la plus haute charge de l’Etat. En arrière-plan, se profile l’idée selon laquelle dans une démocratie, il ne revient pas à la justice de chercher à trancher les adversités politiques, quelle que puisse être leur intensité. A cet égard, il est des plus fâcheux que n’ait jamais émergé une volonté politique suffisamment affirmée pour conjurer le démon d’une justice toujours bienveillante et complaisante à l’égard des intérêts de la majorité, mais en revanche exigeante, intransigeante et impitoyable vis-à-vis des intérêts de l’opposition. Quoi qu’il en soit, la délicate mission consistant à départager les acteurs du jeu politique croisant le fer sur le terrain des idées relève volontiers d’une prérogative ressortissant du domaine réservé du peuple souverain. L’idée sous-jacente, c’est qu’il appartient au corps civique (le peuple) et à lui seul d’arbitrer l’âpreté du combat politique, sans aucune interférence judiciaire.

     En définitive, il est indifférent de chercher à savoir si les élections législatives du 31 juillet 2022 déboucheront ou pas sur la première expérience de cohabitation de l’histoire politique du Sénégal. Il serait en effet présomptueux, à l’heure où sont écrites ces lignes, de préjuger de l’issue de la compétition électorale à venir. Pour autant, il est aisé de soutenir que rien ni personne ne pourra empêcher la concrétisation d’une telle éventualité, si telle est la volonté du peuple s’exprimant en majesté pour faire entendre sa voix tonitruante et souveraine. A ce propos, il peut être riche d’enseignements de rappeler la formule par trop éclairante du 16ème Président des Etats-Unis d’Amérique Abraham LINCOLN : « Un bulletin de vote est plus fort qu’une balle de fusil ».  Le cas échéant, il n’y aurait rien d’alarmant car ce serait une cohabitation entre Sénégalais, au mieux des intérêts du Sénégal. Et il ne fait aucun doute que les quelques appréhensions exprimées ça et là seraient bien vite dissipées par la rapide prise en compte des vrais enjeux du moment, la dextérité de la nouvelle majorité à prendre en charge les dossiers brûlants de l’heure et le sens des responsabilités des uns et des autres.  

Mactar KAMARA,

Professeur Agrégé de Droit public à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (UCAD),

Docteur en Droit diplômé de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.              

    

      

    

    

    

    

    

    

    

    

    

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Docteur en Droit diplômé de l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.              

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