En moins d’un an, le président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre ont tous deux effectué des visites officielles en Turquie, où ils ont été reçus par Recep Tayyip Erdogan. Ces rencontres ont permis la signature de nombreux accords dans plusieurs secteurs, confirmant la poursuite d’une coopération économique et commerciale initiée sous Abdoulaye Wade et largement renforcée par Macky Sall. L’objectif affiché par Dakar, selon Ousmane Sonko, est de porter le volume des échanges à un milliard de dollars US — une ambition qui s’inscrit dans la stratégie turque, depuis 2014, d’étendre son influence internationale, notamment en Afrique
L’isolement relatif de la Turquie sur la scène européenne, en partie lié à ses interventions dans le Caucase, en Méditerranée orientale ou en Libye dans les années 2020, a poussé Ankara à se tourner vers le continent africain. L’Afrique représente à la fois un relais politique potentiel au niveau international, un terrain d’expansion de son influence culturelle et religieuse et un marché en pleine croissance.
Le rejet croissant de l’Occident par une partie de la jeunesse ouest-africaine offre à la Turquie l’occasion de se positionner comme un partenaire alternatif issu du « Sud global ». Ankara mise sur deux leviers : la diplomatie classique (coopération économique, universitaire, sécuritaire) et la diplomatie religieuse.
Une diplomatie culturelle offensive
Au-delà des déplacements réguliers d’Erdogan sur le continent, la Turquie s’appuie sur un réseau dense d’ambassades (44 en Afrique), d’écoles et d’instituts culturels. Les centres Yunus Emre diffusent langue, culture et arts turcs. Jusqu’en 2016, le réseau éducatif était dominé par les écoles du mouvement Gülen. Après la tentative de coup d’État contre Erdogan, ces établissements sont passés sous la gestion de la fondation Maarif, présente dans une trentaine de pays africains, dont le Sénégal (réseau Yavuz Selim). Cette fondation promeut un islam présenté comme tolérant, tout en renforçant le soft power religieux turc.
La Diyanet, autorité turque des affaires religieuses, joue un rôle central. En Afrique, elle finance la construction d’écoles coraniques et de mosquées inspirées du style ottoman, ainsi que des projets sociaux et humanitaires, notamment lors des fêtes religieuses. Depuis 2006, Ankara organise aussi des sommets des chefs religieux musulmans africains. La Turquie investit également dans le secteur médiatique pour porter sa voix en Afrique. La chaîne publique TRT et l’agence Anadolu (AA) ont ouvert des bureaux régionaux. Leur ligne éditoriale s’inscrit dans un discours d’anti-impérialisme et d’appartenance au « Sud global ».
En 2023, TRT Africa a été lancée en français, anglais, haoussa et swahili. Ankara a aussi organisé un sommet Turquie-Afrique des médias en 2022 pour renforcer son image sur le continent.
Des échanges commerciaux en forte croissance… mais déséquilibrés
Si, dans les années 2000, Ankara privilégiait le Maghreb, sa stratégie vise désormais l’Afrique de l’Ouest. Les chiffres sont parlants. Au Mali, les exportations turques ont augmenté de 140 % entre 2012 et 2022 et les importations +2842 %. S’agissant du Sénégal, les importations turques ont haussé de 710 %, et les exportations de 108 %. Pour la Côte d’Ivoire, première économie de l’UEMOA, les importations ont grimpé de 162 %, tandis que les exportations ont connu une hausse de 324 %.
Depuis 2008, les sommets Turquie-Afrique à Istanbul favorisent l’implantation d’entreprises turques dans le BTP, le textile et l’extraction minière. Les contrats s’accompagnent parfois d’accords sécuritaires, comme en Libye (prospection gazière en échange de soutien militaire) ou au Niger (facilités pour les entreprises turques dans le secteur minier contre coopération en matière de défense). Au Burkina Faso, la société AFRO TURK a obtenu l’exploitation du manganèse de Tambao et de la mine d’or d’Inata pour un montant de 30 milliards de FCFA. Ces relations économiques reposent aussi sur des associations d’hommes d’affaires proches du parti AKP, comme le Deik (Conseil turc des relations économiques extérieures) et la Müsiad (patronat islamique), qui jouent un rôle clé dans l’influence turque.
La diplomatie du drone
L’armement est l’un des vecteurs les plus puissants de l’influence turque. Vingt-cinq pays africains ont acheté du matériel militaire turc, en particulier le drone de combat Bayraktar TB2, réputé pour son prix compétitif et ses conditions d’acquisition souples.
Les États membres de l’AES (Mali, Niger, Burkina Faso) les utilisent dans la lutte antiterroriste. Toutefois, les résultats opérationnels restent limités au Sahel, et certains appareils sont même tombés aux mains de groupes djihadistes, comme à l’est de Gao, fin 2024.
Au cœur de l’influence militaire turque en Afrique il y a l’entreprise de sécurité et de défense SADAT fondée par Adnan Tanriverdi, ancien général et proche du président Erdogan. Le groupe s’est étendu en Afrique de l’Ouest. Malgré la discrétion de SADAT, une enquête de Middle East Eye (site d’information et d’analyse, lancé en 2014 et basé à Londres) révélait en 2024 le déploiement de plusieurs centaines de combattants syriens au Burkina Faso et au Niger avec comme prétexte de la sécurisation de sites d’orpaillage, le soutien à la lutte contre le terrorisme ainsi que la formation d’une force de sécurité de la présidence malienne.
Comme Wagner avant la chute de Prigogine, SADAT jouit d’un statut hybride. L’entreprise constitue un levier de la politique étrangère turque en Afrique. Elle offrirait par exemple des prestations de formation et d’assistance pour l’usage des drones Bayraktar TB2 populaires en Afrique de l’Ouest. Certains affirment également qu’elle aurait joué un rôle dans l’implantation de bases militaires turques au Qatar et en Somalie.
La stratégie turque en Afrique combine une présence culturelle, religieuse, économique, médiatique et militaire. Cette approche globale, appuyée sur un discours de solidarité Sud-Sud, vise à faire d’Ankara un acteur incontournable sur le continent. A quel prix pour le continent ?
Babacar P. Mbaye