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mardi, avril 23, 2024
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Révélations de Thierno Alassane Sall : la notion de «secret d’État» en question

par admin

Le Sénégal et son landerneau politique connaissent, en ce moment, de vifs et passionnés débats sur les révélations relatives à la manière dont les autorités sénégalaises auraient violé les lois pour livrer des ressources nationales à des intérêts privés nationaux et à des intérêts étrangers dans un contexte de vassalisation de l’Assemblée nationale et de la justice. Ces révélations sont faites par un témoin de premier plan, l’ancien ministre en charge de l’Énergie, dans un livre intitulé « Le Protocole de l’Élysée. Confidences d’un ancien ministre sénégalais du Pétrole »

À la place d’arguments convaincants capables déconstruire les graves révélations de prévarication sur les ressources nationales relatées dans le livre, les responsables et thuriféraires du régime n’ont qu’une seule ligne de défense, limitée à la forme et se résumant globalement comme suit « l’auteur révèle des secrets d’État et, de ce fait, prouve qu’il n’est pas un homme d’État. Être un homme d’État, c’est savoir se taire en toute circonstance, voire être capable d’emporter ses secrets d’État dans sa tombe ». Comme un leitmotiv, ce refrain est repris, en chœurs, par plusieurs journalistes sans prendre le temps de vérifier ce qui se cache derrière le concept de « secret d’État », à moins qu’ils ne veuillent défendre ou apporter leur caution aux graves crimes économiques relatés dans le livre.

Le « secret d’État » instrumentalisé comme un voile d’opacité et de défense

Machiavel théorisait que « gouverner, c’est faire croire ». Ce qui implique, selon le Professeur Olivier Forcade, la dissimulation, la rétention et la manipulation de l’information. Le secret apparaît ainsi comme un instrument d’exercice du pouvoir. 

Le secret fait référence aux parts d’ombre. D’après le Professeur Éric Duhamel, « le secret est du côté de ce qui est glauque, opaque, caché, pour des fins non avouables parce que du côté de l’arbitraire, ou parce que tendant au dessaisissement d’une parcelle plus ou moins grande du pouvoir du peuple ». C’est une information détenue par une personne ou une poignée de personnes. La détention d’un secret implique à leur égard une contrainte de silence. 

La notion de « secret d’État » renvoie aux secrets de l’État. Selon le Professeur Alexandre Rios-Bordes, le « secret d’État » se distingue du simple secret administratif. La différence entre ces deux notions réside dans la sévérité des sanctions encourues : la révélation d’un secret administratif est généralement considérée comme une faute professionnelle et est sanctionnée par l’autorité hiérarchique, tandis que la violation d’un secret d’État est assimilable à un crime réprimé par l’État. En essayant de dresser l’histoire du « secret », Catherine Santschi précise que le « secret d’État » a été pratiqué comme moyen d’asseoir un pouvoir depuis l’époque des monarchies absolues, c’est-à-dire des oligarchies absolues, jusqu’à celle des républiques actuelles en passant par les régimes du Siècle des Lumières.

L’évolution du monde et les différentes mutations qui l’ont accompagnée ont rétréci, progressivement, le nombre d’objets et de situations anciennement couverts par la notion de « secret d’État » au profit de celle de la « transparence ». Cette ouverture s’est matérialisée, à travers le monde par l’avènement de lois sur l’accès à l’information des citoyens et à la transparence dans plusieurs pays. C’est cela qui a justifié, au Sénégal, certaines réformes comme, par exemple, la transposition dans notre droit positif interne (loi n° 2012-22 du 27 décembre 2012), de la Directive communautaire n° 1/2009/CM/UEMOA du 27 mars 2009 portant Code de la transparence dans la gestion des finances publiques au sein de l’UEMOA et l’adhésion à l’Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE).

Selon le Professeur Alexandre Rios-Bordes, « l’émergence de l’État moderne, synonyme de rationalité technique incarnée par la bureaucratie, a entraîné une métamorphose du secret qui n’est plus détenu – et défini – par une poignée d’initiés, mais par – et pour – un appareil d’exécution anonyme ». Ce qui pose un autre enjeu, tout à fait nouveau, celui de la définition des règles, des modalités et des processus au terme desquels une information peut être considérée comme secrète ou confidentielle. Au Sénégal, la définition d’une information secrète ainsi que sa classification sont précisées par le décret n° 2003-512 du 2 juillet 2003 relatif à l’organisation de la protection des secrets et des informations concernant la défense. Aux termes de l’article 4 dudit décret, les critères et les modalités de la protection des informations, selon les 3 niveaux de protection du secret (Très secret, Secret et Confidentiel), sont fixés par une Instruction présidentielle (Instruction présidentielle confidentielle no 303/PR du 16 juillet 2003). Dans l’esprit du décret, toute définition d’une information comme étant secrète ainsi que celle de son niveau de classification devrait être dictée par l’évaluation des effets que sa divulgation pourrait avoir sur la défense nationale et la sûreté de l’État. C’est le sens de l’article 2 du décret n° 2003-512 lorsqu’il stipule que « les renseignements, objets, documents, procédés intéressant la défense nationale et la sûreté de l’État qui doivent être tenus secrets font l’objet d’une classification comprenant trois niveaux de protections : Très secret, Secret, Confidentiel ». D’où l’intérêt, voire l’utilité de savoir ce que couvre la notion de « défense nationale ». 

L’omerta au prix de la violation de droits fondamentaux

La défense nationale a pour objet, selon la Loi n° 1970 23 du 23 juillet 1970 portant organisation générale de la Défense Nationale en son article premier alinéa 1, « d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire, ainsi que la vie de la population ». L’objet de la défense nationale porte aussi, selon l’alinéa 2 du même article, sur le « respect des alliances, traités et accords internationaux ».

Sur la base de ce qui précède, quel est le lien entre la défense nationale ainsi que la sûreté de l’État avec l’attribution d’un marché à EIFFAGE (prolongation de l’autoroute de Diamniadio à AIBD), le bradage de la bande verte dans le périmètre sécuritaire de l’aéroport LSS, la concession de contrats pétroliers à un spéculateur comme Frank Timis, les facilités indûment octroyées à des intérêts privés gravitant autour de l’approvisionnement en énergie de la SENELEC ou l’octroi d’un contrat léonin au Groupe pétrolier TOTAL ? Aucun, de façon directe et démontrable en dehors de tout doute raisonnable ! Invoquer le « secret d’État » dans ces conditions relèverait de la manipulation. Le fait de se cacher derrière cette notion et de l’agiter comme un épouvantail vise tout simplement à étouffer les frasques et crimes économiques des autorités politiques et de l’élite administrative. C’est une façon de museler les voix discordantes et de maintenir le peuple dans l’ignorance. Cette pratique viole des principes et droits constitutionnels qui s’imposent à l’État et aux personnes chargées de lui servir. 

En effet, dans son préambule, la Constitution sénégalaise affirme « son attachement à la transparence dans la conduite et la gestion des affaires publiques ainsi qu’au principe de bonne gouvernance » et proclame « le respect des libertés fondamentales et des droits du citoyen comme base de la société sénégalaise ». Cette Constitution, qui est notre Charte suprême, accorde des droits fondamentaux au peuple notamment celui à l’information (Art. 8) et celui de contribuer à la lutte contre la corruption et la concussion (Article 25-3). 

Pour avoir lu le livre dans son entièreté, nous arrivons au constat que Thierno Alassane Sall n’exhibe aucun document ou support d’information estampillé Très secret, Secret ou Confidentiel. Dans ces conditions comment comprendre que cette notion de « secret d’État » soit invoquée à tout bout de champ par les politiciens pour masquer leurs forfaits et que leurs propos soient relayés à longueur de journée par certains journalistes pour tenter de jeter le discrédit sur l’auteur d’un livre parti pour être une œuvre majeure dans la construction démocratique ? C’est tout simplement une tentative de bâillonnement ! Cette attitude va à l’encontre de l’évolution du monde et de l’esprit de nos lois sur la transparence. En effet, la démocratie ne peut se satisfaire du secret sauf s’il est justifié par des impératifs de sécurité nationale. Le Professeur Éric Duhamel affirme que la démocratie s’est construite par opposition au secret, utilisé à des fins de manipulation et de préservation du pouvoir face à l’opinion publique. 

Révélation de «secrets d’État» : une pratique devenue courante au nom de la transparence

Sauf sur des questions vitales de sécurité nationale, la révélation de secrets d’État est devenue une pratique courante dans le monde. Il arrive même que la transparence ainsi que l’intérêt du public à connaître réellement ce qui s’est passé prenne le dessus sur des considérations de défense nationale. Pour illustrer notre propos, nous convoquerons deux faits totalement similaires à la parution du livre de Thierno Alassane Sall : la publication des mémoires de John Bolton et de James Comey. 

John Bolton a exercé, 17 mois durant, la prestigieuse fonction de Conseiller à la sécurité nationale auprès de Donald Trump avant de démissionner. Donc, c’est un homme dépositaire des plus importants secrets en lien avec la défense nationale américaine. Il a sorti, en juin 2020, ses mémoires dans un livre intitulé « The Room Where It Happened (La pièce où cela s’est passé) ». Tous les recours juridiques possibles ont été utilisés par Donald Trump et son Administration pour empêcher la parution de ce livre au motif que l’auteur y relate certains « secrets d’État ». En dépit de tous ces arguments, les juges américains ont trouvé que le contenu du livre était d’intérêt public et, par conséquent, qu’il y avait lieu d’autoriser sa parution. Dans son livre, John Bolton narre, effectivement, des faits et d’anecdotes qui dépeignent Donald Trump dans ses mauvais jours. Mieux, il donne des informations cruciales et déterminantes sur un dossier diplomatique de très grande importance et qui est toujours d’actualité : les négociations entre Trump et le leader nord-coréen Kim Jong-un. Bolton révèle que le secrétaire d’État, Mike Pompeo, a failli rendre le tablier et que lors du sommet de Singapour, Pompeo lui a montré son bloc-notes dans lequel il écrivit, en parlant de Donald Trump «He’s so full of shit» ( C’est un gros plein de merde). Une telle révélation concernant Macky Sall aurait valu à son auteur l’assaut violent de ses thuriféraires et son procureur de la République s’occuperait du reste de la besogne. 

Avant Bolton, il y a eu les mémoires de James Comey, ancien Directeur général du FBI, parus en avril 2018. Son livre intitulé « A Higher Loyalty : Truth, Lies, and Leadership »(Une loyauté à toute épreuve : vérité, mensonges et leadership) revient sur ses 20 ans de carrière comme procureur et chef du FBI entre 2013 et 2017. James Comey y taxe Donald Trump de menteur au comportement mafieux. Mieux, il affirme que Donald Trump lui a demandé, en personne, d’atténuer les résultats d’une enquête sur des allégations le mettant en présence de prostituées russes en 2013 dans un hôtel à Moscou pour que sa femme Melenia n’y croit pas. Si un ex-collaborateur de Macky Sall avait l’outrecuidance d’écrire une telle chose, ce serait les communicateurs traditionnels qui monteraient en premier ligne pour décréter que telles choses ne se disent pas dans une société de « maslaa » et de « soutoura » comme la nôtre, les dignitaires de l’APR, relayés par certains journalistes le crucifieraient et, enfin, le procureur Bass lui donnerait un billet direct pour un séjour gratuit à l’hôtel zéro étoile de Rebeuss. 

Ces deux faits nous montrent le retard du Sénégal dans le domaine de la transparence. Un retard qui se caractérise par la propension de ses élites politiques et administratives à considérer toute information, même la plus banale, comme sensible, confidentielle, voire secrète. L’ultime but visé est de maintenir le peuple dans l’ignorance pour continuer, tranquillement, leur œuvre déprédatrice en toute impunité. 

Cheikh Faye, Ph.D

Professeur – UQAC

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