Entre sa naissance, en 1885, et sa disparition, le 25 mars 1957, Serigne Babacar Sy, premier khalife de son père, Seydi El Hadji Malick Sy, n’a jamais trahi le sacerdoce de perpétuer la Tijjaaniyya.
Serigne Babacar Sy est le symbole de la perpétuation de l’œuvre de son père El Hadji Malick Sy dit Maodo disparu en 1922 dans un contexte de grandes interrogations sur le devenir d’un véritable projet de société et de la Tijjaaniyya. Au-delà du fait d’avoir surmonté ce que d’aucuns pouvaient voir comme l’obstacle de l’âge, voici le premier khalife de Maodo, seulement âgé de 37 ans, s’imposant comme le référent incontesté de son temps en matière de sagesse et de conseils avisés et toujours constructifs. Référent, il le sera aussi bien pour ses pairs des différents foyers religieux, mais aussi pour une classe politique des plus rompue aux stratégies et aux modes de lutte de l’époque entre un gauchisme révolutionnaire, un syndicalisme montant et un socialisme africain naissant.
Sa petite-fille Sokhna Oumou Kalsoum Mbaye dite Sokhna Kala a vécu avec lui pendant six ans. Elle le décrit comme «un homme pieux et d’une dimension spirituelle exceptionnelle». À l’approche des joutes électorales bien avant les indépendances, le président Lamine Guèye lui avait rendu une visite de courtoisie. Khalifa Mbaye, héritier de Mbaye Dondé Mbaye, indique qu’au cours de cette visite, l’ancien député à l’Assemblée nationale française avait sollicité des prières pour ces échéances électorales. Le guide religieux lui demanda de revenir plus tard. Par la suite, son adversaire Léopold Sédar Senghor s’est lui aussi rendu auprès du guide religieux. Ce dernier lui dit que Lamine Guèye l’avait déjà devancé. Sur ce, il regagna Dakar. Plus tard, des « esprits malveillants et malintentionnés » informèrent Lamine Guèye de la visite de Senghor à Tivaouane «dans l’intention de nuire», d’après Khalifa Mbaye. Il fit une déduction hâtive selon laquelle le Khalife général des Tidianes soutenait son challenger.
Que nenni ! C’est pour cette raison qu’il n’est pas retourné auprès de lui. C’est dans ces circonstances que le guide religieux fit venir Léopold Sédar Senghor à Tivaouane et formula des prières pour lui. Il lui promit son soutien total en lui disant qu’il restera au pouvoir le temps qu’il souhaitera. Et le parti du Président Senghor remporta les deux sièges à l’Assemblée nationale française à l’issue du scrutin. « Serigne Babacar Sy était un homme d’une dimension extraordinaire. C’était un miracle », témoigne Khalifa Mbaye. Dans une autre version, on soutient que Lamine Guèye avait promis de rendre visite au sage de Tivaouane après son meeting à Thiès. À la fin de ce rassemblement, le saint homme l’attendit, vainement. Il se retira alors dans ses appartements. Le lendemain, il fit venir Senghor à Tivaouane et pria pour lui.
Sa petite-fille Sokhna Kala Mbaye précise après leur entrevue, il conseilla à Senghor d’aller directement à Touba auprès de Serigne Fallou Mbacké, deuxième khalife de Serigne Touba, et chez Thierno Seydou Nourou Tall, et de leur dire qu’il venait de sa part, pour recueillir leurs conseils et leurs prières. Ayant eu vent que son adversaire avait été reçu par Serigne Babacar Sy, Lamine Guèye effectua lui aussi le déplacement à Tivaouane. Malheureusement pour lui. En effet, d’après Sokhna Kala Mbaye, le khalife avait déjà donné sa parole au président Senghor et il ne pouvait pas se dédire. « J’ai déjà promis mon soutien au président Senghor. J’ai prié pour lui et je ne vais pas me dédire », lui avait-il dit, rapporte sa petite-fille. Khalifa Mbaye ajoute d’ailleurs que Serigne Babacar Sy était pourtant proche de Lamine Guèye. Le saint homme lui a même appris « Ibnou Malick », un ouvrage sur la grammaire arabe.
Républicain, élégant
Grâce à sa dimension spirituelle et sa crainte divine, Cheikh Bou Mohamed Kounta, fondateur de Ndiassane, lui donna en mariage sa fille Sokhna Mariame. En hommage à celle-ci, il lui construisit une maison et la dénomma «Ndiassane», sa ville d’origine. Son premier bâtiment dénommé «Kaolack» était dédié à sa première épouse Sokhna Astou Kane, ressortissante de cette ville, nous confie sa petite-fille. «Il était un républicain, élégant, courtois et raffiné dans la démarche et le style», ajoute-t-elle, soulignant que quand il se rendait à Dakar, il prenait toujours le soin d’informer ses disciples et le pouvoir colonial. Arrivé à Dakar, il fait pareillement pour signaler sa présence. Aussi, d’après Sokhna Kala, le sage de Tivaouane se concertait avec les figures religieuses de son époque sur beaucoup de choses comme l’observation du croissant lunaire. Ainsi, il appelait les foyers religieux, les notables, etc. pour se renseigner du croissant lunaire.
Pour Pape Latyr Ndiaye, proche d’Al Amine, il y avait une « connectivité » entre Serigne Babacar Sy et Serigne Fallou Mbacké.
« Vœu exaucé »
Oustaz Abdou Aziz Doucouré, animateur religieux à la 2stv, souligne que le premier Khalife général des Tidianes pouvait juste s’honorer d’être le fils d’El Hadji Malick Sy et de Sokhna Rokhaya Ndiaye, une femme vertueuse. Après avoir reçu sa dot, elle l’a aussitôt rendue à son mari. Avec ce montant, souligne-t-il, El Hadji Malick Sy se paya une quantité importante de livres. Il formula d’intenses prières pour elle. Pour lui, Serigne Babacar est un «vœu exaucé». «De son vivant, il n’a jamais dévié la voie tracée par son père. Il disait que même s’il était né dans une famille non musulmane, sa destinée était d’être le khalife de Cheikh Ahmed Tijani, fondateur de la Tijjaaniyya, parce qu’il s’est abreuvé à la même source que son vénéré père à qui il vouait respect et estime », indique-t-il.
« Thioukour » et le mil
Un jour, le mouton de Sokhna Astou Kane dit « Thioukour » avait mangé une petite quantité du mil d’une commerçante au marché de Tivaouane. La propriétaire se plaignit auprès du khalife qui, à son tour, lui remit un sac de mil. D’après sa petite-fille Sokhna Kala, il ne s’y limita pas. Il ordonna aux disciples d’égorger le mouton et de céder la viande en guide d’offrande. Et aucun membre de sa famille ne devrait y goûter. Sa petite-fille se souvient encore qu’une nuit, alors qu’il avait achevé son tour chez l’une de ses épouses, il oublia sa torche. Celle-ci voulut la lui remettre. Mais, le saint homme lui signifia qu’elle ne pouvait pas lui remettre la torche du moment où il a déjà terminé son tour chez elle. Il lui ordonna de remettre la lampe à O. Samb, un de ses disciples. Pour Sokhna Kala Mbaye, ce geste atteste de la dimension spirituelle de l’homme et sa crainte d’Allah. Mieux, poursuit Oustaz Abdou Aziz Doucouré, Serigne Babacar ne «blessait» personne, en attestent ses interventions dans les assemblées. Chez lui, on ne prenait pas le repas de l’après-midi tant que le train n’est pas arrivé à Tivaouane. Le but, d’après Oustaz Doucouré, c’était de permettre à ses hôtes de prendre le repas avec sa famille. À l’en croire, la distribution gratuite de moutons à l’occasion de la fête de Tabaski a démarré sous son khalifat.
Par Souleymane Diam SY