Dans les rues de Dakar, le plastique s’accroche aux trottoirs comme une ombre tenace. À Tilène, il circule de main en main. À Soumbédioune, il danse dans les vagues. Entre survie économique et résignation, la capitale sénégalaise vit au rythme du sachet, malgré l’interdiction.
Lundi 1er septembre 2025. Dakar s’éveille dans une lumière douce. La capitale semble paisible. Les pas pressés des travailleurs, le vrombissement des « cars rapides »…tout paraît normal. Mais derrière ce décor ordinaire, une réalité saute aux yeux : le plastique est partout. Des sachets noirs, bleus ou transparents s’invitent dans chaque recoin de la ville, comme un décor imposé que l’on ne parvient plus à chasser. 8 h 30. Quartier Fass.
Le calme matinal est frappant. Les ruelles, encore fraîches de la rosée de la nuit, s’animent peu à peu. Mais à chaque pas, une tache sombre vient troubler le tableau : des sachets chiffonnés traînent dans les caniveaux, certains gonflés par l’eau de pluie, d’autres accrochés aux grilles d’évacuation comme des parasites tenaces. Au bord des dépôts d’ordures, ils forment des amas bigarrés qui s’élèvent au-dessus des déchets ménagers. Le vent les emporte et les plaque contre les façades. Les habitants n’y prêtent presque plus attention. Une habitude née de l’omniprésence. « On vit avec », lâche un passant, un sac en plastique à la main, comme pour souligner la contradiction. 9 heures.
Changement de décor : marché Tilène, en plein cœur de la Médina. Ici, le calme a laissé place à un tumulte étourdissant. Les motos stationnées envahissent les trottoirs, les vendeurs crient pour attirer la clientèle. L’air vibre de klaxons, d’odeurs de poissons frais, de fruits exotiques et d’épices. À l’entrée, une voix plus forte que les autres perce le brouhaha : « mbouss, mbouss », le cri de ralliement des vendeurs de sachets plastiques. Pourtant, le Sénégal a adopté en 2015 puis en 2020 une loi interdisant les plastiques à usage unique. Malheureusement, les textes réglementaires permettant son application ne sont toujours pas au rendez-vous.
Les clients, pressés par leurs courses, s’en emparent donc presque machinalement. Parmi eux, Moussa, une vingtaine d’années, vêtu de noir de la tête aux pieds, chaussures impeccablement cirées. Il tient d’une main un gros paquet de sachets neufs. Depuis trois ans, il gagne sa vie ainsi. « Sans ça, je n’ai pas de travail », confie-t-il en tendant des sachets à une cliente pressée. Son regard trahit une gêne : « Je sais que le sachet pollue. Mais moi aussi, je dois vivre ». Pour lui, la question n’est pas environnementale, elle est vitale. Ses revenus dépendent de ces sachets interdits mais toujours demandés.
Quelques mètres plus loin, Fatou, une ménagère, sort du marché. Dans ses mains, un grand sachet rempli de légumes. Elle avance d’un pas décidé. Interrogée, elle s’arrête et sourit timidement. « On nous dit de ne plus utiliser les sachets, mais avec quoi transporter tout ça ? », demande-t-elle en montrant son paquet rempli de tomates, d’oignons et de gombos. « On n’a pas le choix », ajoute-t-elle. Autour d’elle, les clients déambulent avec des sachets identiques, gonflés de provisions. Dans le labyrinthe des allées de Tilène, le plastique circule de main en main comme une monnaie d’échange invisible. Silence des grossistes Si les vendeurs ambulants parlent sans détour de leur activité de survie, du côté des grossistes, c’est silence radio.
Contactés à plusieurs reprises, ils refusent catégoriquement de s’exprimer. Pas un mot, pas une justification. Leur mutisme en en dit long. Ces acteurs de l’ombre, véritables pivots de la filière, continuent de faire circuler des tonnes de plastique. Ils prospèrent dans la discrétion, protégés par un système qui peine manifestement à faire respecter la loi. En fin d’après-midi, cap sur Soumbédioune. Ici, les vagues s’abattent avec force sur les rochers. Elles se brisent en écume blanche, mais parmi elles flottent des sachets noirs, des bouteilles en plastique, des bidons éparpillés.
Le contraste est brutal entre la beauté naturelle du site et l’invasion des déchets. Les pêcheurs ne cachent plus leur colère. « On jette les filets, mais on ramène du plastique. La mer est trop polluée. Cela peut même détruire les moteurs des pirogues en plus de participer à la dégradation de l’écosystème marin », fulmine Aliou Diop, pêcheur. Il renchérit en pointant du doigt : « Regardez autour de vous, la plage est devenue une décharge ». Les barques colorées amarrées sur le sable semblent prisonnières d’un enchevêtrement de déchets. Le plastique n’épargne ni la terre ni l’océan. Il asphyxie les fonds marins, menace la pêche artisanale et ternit l’image des plages de Dakar, jadis lieux de loisirs et de fierté. Marcher à Dakar, c’est lire dans ses rues un récit silencieux.
À chaque dépôt d’ordures, des monceaux de plastique résistent au vent comme au temps. Même les égouts, censés drainer les eaux de pluie, se transforment en pièges à déchets. Le plastique bloque les conduits, provoquant des inondations à la moindre averse. Les services d’assainissement s’épuisent à ramasser un ennemi toujours plus nombreux. « C’est sans fin », souffle un agent de nettoyage rencontré aux abords de la Médina. « On nettoie aujourd’hui, demain c’est la même chose ». Un travail de Sisyphe. Le soleil descend lentement sur Dakar.
À Tilène, les vendeurs continuent de tendre des sachets aux clients. À Soumbédioune, la mer rejette ceux qu’on lui a jetés, comme un miroir accusateur. Entre nécessité économique, habitudes tenaces, silence des importateurs et absence d’alternatives accessibles, le plastique demeure le roi des marchés, des rues et des plages de la capitale sénégalaise. Une réalité éloquente, qui résiste aux lois et aux slogans.
Djibril Joseph KAMA