Le gouvernement signe des accords de pĂȘche qui entraĂźnent plein de consĂ©quences, au moment oĂč les observateurs notent une baisse de 50% des ressources halieutiques au cours des 40 derniĂšres annĂ©es. Face Ă cette situation difficile, les navires Ă©trangers sont pointĂ©s du doigt par les acteurs de la pĂȘche artisanale qui assurent 80% des dĂ©barquements au SĂ©nĂ©gal. Cependant, dâautres facteurs expliquent aujourdâhui la raretĂ© de la ressource. Et qui font que pĂȘcheurs et armateurs risquent de perdre leur «mer» nourriciĂšre.
Le regard embuĂ© dâinquiĂ©tude, Ibou Samb fixe les longues rafales des vagues qui sâĂ©crasent sur la rive. Assis sous sa pirogue sur la plage de Yoff-Tonghor, les yeux rougis par 15 ans de pratique de pĂȘche, cet homme scrute les zones oĂč les poissons foisonnent. Les grains de beautĂ© Ă foison sur son visage Ă©maciĂ© semblent tĂ©moigner des contrecoups du sel. Lâhomme au cure-dent et au maillot dâArsenal nâattend plus grand-chose de la mer. Ibou a 35 ans, possĂšde une pirogue, deux femmes et prĂšs dâune dizaine dâenfants dont la derniĂšre (une fille) est nĂ©e la semaine derniĂšre. «Si je vois un bateau qui va en Espagne, je tente lâaventure», lĂąche-t-il Ă ses amis massĂ©s dans une pirogue accostĂ©e sur le sable fin. Un discours qui est presque entonnĂ© en ritournelle sur la plage de Tonghor par les pĂȘcheurs.
Au crĂ©puscule de ce jeudi 12 novembre oĂč lâobscuritĂ© a dĂ©jĂ dictĂ© sa loi aux derniers rayons solaires, la plage de Yoff-Tonghor hĂ©berge une dizaines de cargos rouillĂ©s, drossĂ©s sur le sable. Leurs mĂąts noirs sont tendus vers le ciel. Un cimetiĂšre de pirogues accostĂ©es qui sâĂ©tend de LayĂšne Ă Tonghor. Elles sont sĂšches et Ă des annĂ©es-lumiĂšre de leurs pĂ©riodes fastes. Le thiof, la sardinelle (yaboye), les crevettes etc. sont quasi introuvables. Une vue depuis la plage de Bceao permet de se faire une religion sur le chĂŽmage technique des professionnels de la pĂȘche. Câest une litanie dâĂ©paves, fantĂŽmes de solides cargos dâacier piĂ©gĂ©s par les fonds marins. A Yoff, le poisson est devenu rare, voire introuvable. «De plus en plus, je mange du thiĂ©bou kĂ©thiakh (riz au poisson fumĂ©) chez nous», confie la sexagĂ©naire Seynabou Diagne, contrainte de rentrer bredouille. «Je voulais prĂ©parer le dĂźner, mais je nâai pas les 5 000 francs quâon me demande. A Yoff, avec 500 ou 1 000 francs Cfa, on pouvait se payer du poisson nĂ©cessaire Ă un plat du jour», explique Mme Diagne, visage couvert, panier vide. La ressource est chĂšre parce que rare.
Jeudi, lâUnion europĂ©enne a rendu public un protocole dâaccord avec le SĂ©nĂ©gal pour pĂȘcher 10 mille tonnes de thon par an sur une pĂ©riode de 5 ans, moyennant 5 milliards. Il sâagit de 28 thoniers senneurs congĂ©lateurs, 10 canneurs, 5 palangriers et 2 chalutiers espagnols, portugais et français. ChargĂ© de communication de lâUnion nationale des pĂȘcheurs artisanaux du SĂ©nĂ©gal (Unapas), Oumar Diao a consacrĂ© de plus de 20 ans de sa vie Ă la mer. A Mbour, le jeune retraitĂ© au crane poivre sel assiste impuissant au pillage des ressources. Il accuse lâEtat : «Dans le Code de la pĂȘche, il est dit que lorsquâil nây a pas de surplus, on ne doit pas vendre nos eaux Ă des Ă©trangers. Cela veut dire que lorsque les populations sont suffisamment approvisionnĂ©es et quâil y a un surplus, on peut vendre. Actuellement, il nây a pas suffisamment de ressources dans nos ocĂ©ans.»
Licences de la discorde
Au SĂ©nĂ©gal, 80% des captures sont rĂ©alisĂ©s par la pĂȘche artisanale et 20% au niveau de la pĂȘche industrielle. En attendant de prendre une position sur les nouveaux accords entre le SĂ©nĂ©gal et lâUnion europĂ©enne cette semaine, le Groupement des armateurs et industriels de la pĂȘche au SĂ©nĂ©gal (Gaipes) sâinquiĂšte du nombre de licences de pĂȘche dĂ©livrĂ©es par le ministĂšre des PĂȘches et de lâĂ©conomie maritime. «Depuis avril, les acteurs sont en dĂ©phasage avec le ministĂšre sur sa maniĂšre de gĂ©rer la pĂȘche. Le ministĂšre a donnĂ© des licences dans la non-transparence et est dans le dĂ©ni. On lui demande de publier le nombre de licences, ce quâil est incapable de faire. En 2014, on avait 130 bateaux. Avant 2019, on en Ă©tait Ă 199 bateaux. De 2018 Ă maintenant, plus de 50 bateaux se sont ajoutĂ©s. La mer ne peut pas accueillir tous ces bateaux. Câest trop», juge Fatou Niang Ndiaye, vice-prĂ©sidente du GaiÂpes.
Selon la Fiti, les stocks de poissons ont chutĂ© de 50% durant les 4 dĂ©cennies Ă©coulĂ©es. «La raretĂ© des poissons est une rĂ©alité», souligne Mansour Ndour, coordonnateur de la Fisheries transparency initiative (Fiti), organisation qui se bat pour la publication des informations sur la pĂȘche. Les consĂ©quences sont nombreuses. Les populations vivent une insĂ©curitĂ© alimentaire, des conflits surgissent entre acteurs ainsi quâentre les acteurs et lâEtat. Mais ce serait rĂ©ducteur dâaccuser uniquement lâaffaire des licences de pĂȘche. La pĂȘche illĂ©gale non dĂ©clarĂ©e et non rĂ©glementĂ©e (inn), la pollution des eaux et la surpĂȘche sont autant de facteurs qui expliquent le manque des ressources halieutiques. Une multitude de facteurs qui font que les pĂȘcheurs nâarrivent plus Ă vivre de leur mĂ©tier. «On doit prier pour que les bateaux ne passent pas dans les alentours oĂč nous devons attraper le poisson. Sinon quand les bateaux viennent, ils prennent tout. Pourtant, les poissons que nous pĂȘchons en tant que pĂȘcheurs artisanaux, les bateaux nâen ont pas besoin. Ils les attrapent et les jettent aprĂšs dans la mer», explique Ibou Samb, 35 ans et pĂȘcheur Ă Yoff.
Son ami Alioune DiĂšye renchĂ©rit : «Jadis, il fallait juste faire 5 km et mĂȘme pas une heure, tu reviens avec du poisson en abondance. Cela nous permettait de rĂ©gler tous nos problĂšmes Ă la maison. La Marine nationale ne surveille pas les bateaux qui doivent observer une certaine distance par rapport Ă nous pĂȘcheurs artisanaux. On les voit ici la nuit tout prĂšs. Cela veut dire que cette zone nâaura plus rien. Dâun seul coup, un bateau peut attraper 2 voire 3 tonnes. Nous par contre, nous ne pouvons mĂȘme pas avoir 20 kilos».