Commençons par Nkrumah. L’homme d’État et panafricaniste de légende éclaire l’histoire d’une Afrique claudicante, encore boiteuse, presque comme éclopée, estropiée, infirme ! Elle n’est pas si belle l’histoire de Kwame Nkrumah mais c’est l’histoire avec le respect dû à celui qui l’a construite, assumée, vécue. Il fut Président du Ghana de 1957 à 1966 ! Qui ne l’a pas lu, entendu, admiré ou douté de sa mission ? Il avait souhaité « éviter un gaspillage des ressources naturelles, une montée du chômage, une faillite du système agricole. En arrivant au pouvoir, il a souhaité mettre fin à une dépendance économique avec l’étranger, réussir une économie planifiée, un plan septennal, une politique d’investissements publics, l’organisation des marchés intérieurs, la maitrise des ruptures de stocks. » Finalement, tout tourna au cauchemar, à l’échec ! Il voulait très vite, avec une vive irritation « contrer l’eurocentrisme des manuels et des institutions culturelles Britanniques. » Alors il créa le Conseil des arts du Ghana, la bibliothèque de recherche sur les affaires africaines, le Ghana-Film Corporation, l’Institut des études africaines. »
Nkrumah « est principalement intéressé par les théories du ‘Retour en Afrique’ et de ‘l’Afrique aux Africains’ de Marcus Garvey, dont il rejette, toutefois, le concept de ‘pureté de la race noire’. Devenu Président de la République, il change le nom de son pays : celui-ci ne se nommera plus Côte-de-l’Or, mais Ghana ! Sankara a puisé chez lui pour faire de la Haute Volta, le Burkina-Faso ! Nkrumah voulait un gouvernement central africain, idée que l’OUA rejeta.
En 1961, le régime politique de Nkrumah mute. « Il accentue la répression. Plusieurs dirigeants de l’opposition sont emprisonnés ou sont contraints à l’exil. Des grèves éclatent que le régime réprime. Des syndicalistes sont emprisonnés. Nkrumah échappe à deux tentatives d’assassinat en 1962 et 1964, ce qui le plonge dans une véritable paranoïa. Tous les parlementaires de l’opposition sont arrêtés. La presse est censurée. L’indépendance du pouvoir judiciaire restreinte. Un culte de la personnalité apparait. Sa popularité pâtit fortement d’une dérive vers l’autoritarisme. Ses partisans le surnomment Osagyefo – le « Rédempteur. » – Son parti devient en 1964 un parti unique ouvert à tous les Ghanéens. Il se fait proclamer Président à vie. En 1964, alors qu’il est en voyage en Chine, Nkrumah est renversé par un coup d’État militaire. Réfugié en Guinée Conakry où le Président Sékou Touré lui propose la coprésidence du pays qu’il refuse, il fonde une maison d’édition qui publie ses théories révolutionnaires et ses livres sur l’unité africaine. Le 27 avril 1972, il meurt dans un hôpital de Bucarest, en Roumanie. Sékou Touré, lui, mourra le 26 mars 1984 à Cleveland, aux États-Unis. »
Constat : il y a bien longtemps que les Chefs d’État africains, considérés parmi les plus révolutionnaires, mourraient à l’étranger et non dans leur propre pays ! Sankara, lui, est mort chez lui, « zigouyé » par son propre ami, le sombre Blaise Compaoré qui se meurt, tranquillement, dans une résidence douillette, à Abidjan. Doit-on mourir chez soi en Afrique et rester chez soi en Afrique, quand on a quitté le pouvoir, même quand il n’y a pas d’hôpital dédié et que les populations crèvent comme des mouches aux portes des cases de santé ? C’est une question que valident certains révolutionnaires panafricanistes qui ne sont pas encore à l’entame de la maladie ! Nkrumah et Sékou Touré eux, ont passé outre. À méditer !
Jerry Rawlings, en 1992, bâtira le mausolée de Kwame Nkrumah, contribuant à donner au premier Président Ghanéen, l’image du père fondateur du Ghana, figure panafricaniste et anticoloniale ! » Voilà l’histoire tout court. Qui, demain, comme Jerry Rawlings, construira le mausolée des pères fondateurs : Senghor, Houphouët, Ahidjo…, ces pères de l’indépendance, « révolutionnaires » à leur manière, qui ont marqué l’histoire, mais plutôt considérés par leurs très lointains et souvent furtifs successeurs, comme « d’anciens Préfets de Paris ? » Rien ne saurait être comparé, quelle que soit la nature du legs, au mérite de ceux qui ont donné l’indépendance à leur pays, donné un drapeau, un hymne, une histoire.
Si nous faisions le bilan du panafricanisme depuis Kwame Nkrumah, nous n’irions pas bien loin ! Senghor semblait comprendre que tout ne se ferait pas en un seul coup de baguette. L’émotion et non la raison guiderait les Africains à croire que l’Unité Africaine se ferait spontanément et vite. Regardez encore en 2025, depuis sa création à Addis-Abeba le 25 mai 1963, ce qu’elle est encore aujourd’hui, 62 ans après ! De quoi pleurer et hurler ! L’on connait les revers et les tirs nourris de revolvers contre Senghor, l’inatteignable, avec son fameux concept des « cercles concentriques ! » Certains snipers célèbres, redoutables faucons et cultivés jusqu’à la moelle, sont devenus, depuis, des colombes, reconnaissant avec éthique et justice, le mérite, le courage et l’avance prise par le poète, le 1er fondateur du Sénégal moderne. Écoutons Senghor dire, avec humilité, : « Je n’ai pas tout réussi. Il n’y a que Dieu pour tout réussir ! »
Pour avoir été longtemps à ses côtés, sous sa tendresse et ses leçons de vie, j’ai appris et vécu avec un homme singulier : il n’était rien d’autre qu’un poète. Je découvris, bouleversé, que Senghor avait même fini par oublier qu’il avait été un jour, dans sa vie, Chef d’État. Nous étions en Grèce, ensemble, plus de six ans après l’arrivée d’Abdou Diouf au pouvoir. Nous regagnions Paris par un vol commercial d’Air-France. Des poètes et hommes de culture vinrent me solliciter pour emprunter avec Senghor l’avion présidentiel. Je souris. « De quel avion présidentiel, parlez-vous donc ? » leur demandais-je. Je les informais, alors, que Senghor n’était plus, et il y a longtemps, le Président du Sénégal. Ils étaient stupéfaits ! « Qui est alors votre Président ? » « Abdou Diouf », répondis-je. J’ai raconté l’anecdote à Sédar. Il me répondit : « Pourrais-tu faire changer les fleurs dans ma chambre ? Il n’y a plus d’arôme ! » Passons !
Ce n’est pas de sitôt que le panafricanisme s’édifiera avec la férocité, l’inculture et le ridicule des jeunes militaires politiciens révolutionnaires africains arrivés sans bagage et sans livre au pouvoir. Des Sankara démodés, ivres d’une Afrique rêvée mais continuant d’être fondée et exercée dans le rêve, bien couché dans ses draps de soie ! Nous voyons et entendons des putschistes militaires évoquer Lénine, Marx, Mao et étrangement, jamais Soundiata ni Samory ni même Mandela ! À la vérité, il n’existe qu’un pouvoir politique légitimement acquis, bien ou mal exercé, ou illégitimement acquis et bien ou mal exercé ! Tous les coups d’État militaires ou civils -ces derniers étant les plus pernicieux et inacceptables- ne sont pas toujours condamnés au pilori. Tout pouvoir illégal acquis par les armes ou la dictature, s’il porte fruits, bienfaits et prospérité au peuple, en le mettant à l’abri de la pauvreté, de la faim, de la maladie, arrive à être mieux toléré, voir même soutenu malgré ses taches de feu, de sang, de défiance aux normes constitutionnelles. Mais jamais l’histoire ne se débarrassera de l’épaisse et nauséabonde ombre de leur illégalité, leur illégitimité ! Le trucage, la ruse, la corruption, les opaques Commissions de contrôle des listes électorales, le remplissage des urnes, sont les chemins malicieux et huilés préférés des coups d’État civils. Il demeure que l’histoire écrira toujours la vraie histoire, malgré le printemps !
Kwame Nkrumah, quoique panafricaniste incontesté et tant chanté, qui veut donc tirer les leçons de vérité de son règne ou en tourner simplement la page ? Non ! Défense de se taire ! Le temps opaque, sanguinaire et si injuste du monde, d’Israël à Gaza, de la Russie à l’Ukraine, des États-Unis de Trump qui inquiètent, de la Russie belliqueuse de Poutine, nous oblige à revisiter notre histoire et notre actualité, sans faiblesse, en pesant les rapports de force internationale qui se tissent. L’Afrique est comme une horloge sans aiguille, mais on y lit toujours l’heure, le cœur brisé. Notre continent semble figé et glacial sous 99 degrés de soleil, victime de coups d’État civils et militaires, mettant en lambeaux nos rêves de démocratie, de liberté, de développement et ceux d’une jeunesse nombreuse et mourante comme dans un poulailler sans grain. Cette jeunesse est à abriter et à éclairer par l’alphabet d’abord qui est son grain et ce besoin, ensuite, de se former, de travailler, de créer, de voyager et d’essaimer la puissance du savoir africain par le monde, comme hier sous le Senghor des Souleymane Bachir Diagne; refus et résistance comme hier sous Amadou Lamine Coura Guèye, Mamadou Dia, Majmouth Diop, Cheikh Anta Diop, Alioune Diop, Pathé Diagne, Sembene Ousmane, l’inoubliable joyau, le juge Kéba Mbaye, l’émeraude et regretté juge Pape Tafsir Malick Ndiaye, Sidy Lamine Niasse, combattant et étendard.
Au Sénégal, existerait-il aujourd’hui une grande solitude dans la pensée et le savoir ? La pauvreté, aussi, est une grande solitude ! Sommes-nous aujourd’hui installés dans la nécessité inhumaine de se taire pour protéger notre honneur ? L’insulte, l’insolence, une terrifiante bravade, l’obscurantisme maître de toutes les dérives, auraient-ils pris leur revanche dans un pays où la pensée, le savoir et les livres, ont été violemment chassés à coup d’analphabétisme, de sous-culture, menant au triomphe de la médiocrité et de la misère de l’esprit ? On ne choisit pas ses parents, dit-on ! Tel est notre sort dans ce monde infeste, violent, pernicieux, pourri par des hommes d’État monstrueux qui ont vite tiré la chasse-d ‘eau pour envoyer la culture dans les méandres des égouts putrides ! La culture seule nous sauvera du chaos dont l’inculture est le pain. Le Fonds Monétaire International -FMI- devrait laisser la place au Fonds Culturel International -FCI-. La culture doit gouverner l’économie. Le contraire conduit à la fortune des banques et des riches ventrus et insolents face aux béquilles et aux haillons des miséreux !
Nos leaders politiques en Afrique se cherchent encore. Ils vont et viennent dans la même impasse, tournant en rond, en carré, en triangle, mais tournant sans cesse autour d’eux-mêmes et cherchant sans trouver une Afrique à unir, à développer, en la sortant des griffes de leur propre incompétence avant l’ogre de l’impérialisme dominant. Le panafricanisme a bon dos. Le souverainisme mal aux reins. Le nationalisme bancal. Le développement incantatoire. Les peuples en payent le prix et même jusqu’au cimetière ! Pour l’Afrique, il est temps de vivre ensemble ou de mourir ensemble. Là est le chemin du raccourci. Quoiqu’il arrive, l’Afrique n’a que nous et nous, nous n’avons qu’elle ! Avançons ! Même un peu ensemble, mais avançons !
La vie quotidienne des peuples africains sous le pétrole, le gaz, l’uranium, l’or, le diamant, le soleil, les fleuves d’eau, les mers de sel et de poissons, ne devrait pas ressembler à cette quotidienneté de mal-vivre, de faim, de maladie, de misère, de mort. Il est temps de renverser la tendance : que ceux qui arrivent au pouvoir déjeunent et dînent après le peuple ! Pas avant ! Les peuples n’ont que ce qu’ils méritent, comme on aime les clouer au pilori, quand certains pensent qu’ils ont mal élu leurs gouvernants. Non, les peuples n’ont que leurs espoirs et les placent là où ils croient qu’ils rapporteront le plus et le mieux ! C’est comme à la Bourse ! On perd ou on gagne !
Et puis, l’écrivain Albert Camus vient tout résumer : « Tout le malheur des hommes vient de l’espérance. »
Ici devait commencer ma parole : en ce 20 décembre de l’année 2025, Senghor se repose sans se reposer, depuis 24 années. Il ne s’est jamais tu. J’ai été si heureux d’entendre le Premier ministre du Sénégal le citer. On cite toujours les grands esprits. Ils s’imposent d’eux-mêmes. Voilà donc les jeunes leaders politiques sénégalais qui savent ce dont l’arbre est fait ! Ce n’est pas n’importe quel arbre planter qui pousse ! Je confesse que tout peut devenir beau et possible, en demandant pardon, par éducation et par principe, au Premier ministre Ousmane Sonko, en évoquant ici, alors que j’aurais dû en garder la confidentialité, son coup de téléphone direct et spontané à Amadou Lamine Sall et l’échange émouvant qu’ils ont eu autour de la problématique l’écriture, de l’intérêt du livre et un tout petit peu autour de la politique. Ce geste de Monsieur le Premier ministre à un poète, de surcroit politiquement non pratiquant, libre et non intéressé, me pousse à dire, contrairement à Albert Camus que « tout le bonheur des hommes vient de l’espérance. » L’espérance n’est rien d’autre que notre foi, ce « sentiment qui fait entrevoir comme probable ce que l’on désire. » Ce que je désire c’est l’unité, le consensus et la paix dans mon pays. C’est cette confiance en l’avenir du Sénégal, malgré les peurs, les angoisses, les duels, les conflits, les attentes, les impatiences, que je voudrais que nous partagions tous ensemble. Partager une promesse, une certitude : celle de réussir ! Les difficultés, les épreuves et les impasses ne sont pas que des obstacles, mais également des promesses. Il nous faut croire en nous !
Nous devons à Senghor cette vieille et durable espérance ainsi que cette foi en notre pays. Sédar est une preuve ! Il a écrit. Il a érigé des règles et défini des conduites. Il a fécondé une armée où on lit encore le latin et le grec, ce qui nous éloigne, nous dit Sédar, et pour l’éternité, de tout coup d’État militaire. Il a bâti des écoles et des universités. Il a bitumé des chemins de l’esprit pour que l’on s’y engage avec aisance, confort et confiance. Avant la langue française, le latin et le grec, il a honoré les langues nationales en les codifiant, lui le Sérère au Wolof succulent. Avant de quitter le pouvoir, il a réformé notre système éducatif en introduisant les langues nationales à l’école à côté du français. Cette réforme n’a pas été appliquée et où aller en chercher le frein. Il a gouverné haut, très haut. Il a bâti. Il est parti laissant aux Chefs de chantier à venir, ouvriers et maçons de l’État : sable et ciment, fer, gravier et poutres d’acier trempé, pour que le béton tienne dense, ferme et garantisse la solidité et la durabilité de l’édifice de la République. Et ce sera ainsi bien après Bassirou Diakhar Diomaye Faye le second saltigué du Palais de l’Avenue Roume. L’immeuble Sénégal tiendra, parce que l’architecte et l’entrepreneur étaient maitres du beau et sentinelles de l’altitude de la mission.
Senghor a rassemblé, uni et réuni le jour et la nuit, Noirs et Blancs, Sénégalais de toutes les couleurs, de toutes les obédiences, mosquées, églises, temples, bois sacrés. Une nation s’est mise debout au-delà d’un peuple.
Prions pour Senghor ! Il porte la résurrection, c’est-à-dire le retour à la vie d’un Sénégal prodigieux ! Son nom porte la boussole,
le renouveau, l’éveil et la renaissance. Qui mieux que le vocable Négritude évoque l’africanisme, le panafricanisme, l’identité
et la souveraineté culturelle ? Tout a été dit et écrit. Reste à continuer à construire et à être digne du Sénégal. Silence et patience.
Notre pays se réincarne et n’ayons pas peur du nouvel habit ! Celui-ci ne peut se départir de l’âme de son armoire-dressing !
Prions pour notre pays, notre République et pour les jeunes capitaines à la proue avancée du navire. À la poupe, brassons les flots pour mieux propulser le bateau. Soyons tous à la barre ! Ne baissons ni les bras ni le cœur. Surtout le cœur !
Ouvrez les mosquées et les églises et les temples et les bois sacrés pour ce 20 décembre 2025 afin que Senghor qui dort à Joal et à Dakar -c’est son secret, n’est-ce pas feu Salma Gabriel Diam ? – soit toujours dans le lit du Seigneur et à sa table !
Le Sénégal vivra !
Amadou Lamine Sall
Poète
Lauréat des Grands Prix de l’Académie française
Lauréat du Grand Prix International de Poésie africaine, Rabat

