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Le juge Souleymane Teliko fait le diagnostic des CAE, de la répression des crimes internationaux en Afrique et valide le procès de Habré

par pierre Dieme
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Trois ans après la dissolution des Chambres africaines extraordinaires (CAE dissoutes le 30 juin 2017), le juge Souleymane Teliko a publié un ouvrage intitulé «Les Chambres africaines extraordinaires et la répression des crimes internationaux en Afrique», préfacé par le magistrat Demba Kandji, avec une postface signée par son collègue Ndiaw Diouf. Dans ledit ouvrage, le magistrat, qui a été juge d’instruction au sein des CAE, retrace le parcours de cette juridiction spéciale, non sans en relever les limites et manquements. Au journal «Les Échos», le juge Souleymane Teliko a accordé une interview pour parler de la répression des crimes internationaux en Afrique, des Chambres africaines extraordinaires et spécialement de l’affaire Hissène Habré. Le procès de l’ancien homme fort de N’Djamena n’est-il pas biaisé par une coloration politique qui lui est imputée ? Hissène Habré a-t-il eu droit à un procès équitable ? Le Sénégal a-t-il joué son rôle pleinement ? Toute une batterie de questions auxquelles le juge Teliko a bien voulu répondre. Il s’exprime aussi sur la grève des travailleurs de la justice, les dossiers qui pullulent sur les tables des juges à cause de la pandémie…

Les Échos : Vous avez été juge aux Chambres Africaines Extraordinaires ; aujourd’hui, vous écrivez un livre sur cette juridiction, pourquoi éprouvez-vous le besoin de le faire ? 

Souleymane Teliko : L’objet de l’ouvrage n’est pas de parler des Chambres Africaines Extraordinaires (CAE). Le sujet traité ici est beaucoup plus large, car il s’agit d’analyser la question globale de la répression des crimes internationaux en Afrique. Il ne faut pas perdre de vue que les CAE constituent une réponse des pays africains par rapport à cette problématique. Dans cet ouvrage, nous avons essayé de répondre aux questions sous-jacentes suivantes : Comment garantir une répression efficace des crimes internationaux en Afrique ? Quel est l’apport des CAE dans la mise en œuvre de la justice pénale internationale ? Ce modèle est-il la panacée pour garantir l’efficacité et la répression des crimes internationaux en Afrique ? L’intervention de la CPI en Afrique doit-elle être repensée ou simplement prohibée ? Les CAE étant censée être une réponse judiciaire à la problématique des crimes internationaux en Afrique, il me semble utile, voire nécessaire de faire le bilan pour en tirer les enseignements pour l’avenir. Actuellement, il y a beaucoup d’études sur les CAE. Je pense que ceux qui ont été les acteurs principaux de cette expérience inédite devraient, en toute logique, prendre part à ce débat. 

Justement, à titre personnel, comment appréciez-vous l’idée de la création d’une juridiction africaine pour juger les dirigeants africains ? 

La création d’une juridiction pénale internationale répond à plusieurs exigences comme le Désir de punition pour mettre fin à l’impunité, le Devoir de mémoire pour éviter que des faits gravissimes ne tombent dans l’oubli et le Devoir de réparation des préjudices causés aux victimes et à la communauté. Dans le cas des CAE, il y a une autre exigence qui s’ajoute à celles que nous venons d’énumérer : c’est l’exigence de légitimité. En effet, au moment de la création des CAE, on était dans un contexte de tension vive entre l’Union Africaine et la Cour Pénale Internationale qui avait lancé des mandats d’arrêt contre des chefs d’Etat en exercice. En outre, les pays africains en voulaient à certains pays européens, dont la Belgique et la France, qui avaient, au nom de la compétence universelle, initié des poursuites contre des dirigeants africains. Cette succession de poursuites avait amené certains Africains à protester contre ce qu’ils considéraient comme un «impérialisme judiciaire» ou, pour reprendre les termes de l’UA, comme un «abus dans l’usage de la compétence universelle». Dans le même temps, le Sénégal avait été interpellé par la Cour internationale de justice (CIJ) qui avait considéré qu’en refusant d’extrader Hissène Habré tout en s’abstenant de le juger, notre pays ne s’était pas conformé à son obligation de «juger ou d’extrader». Que cela constituait une violation de la Convention des Nations-Unies contre la torture et que le Sénégal devait, «sans autre délai, soumettre le cas de M. Hissène Habré à ses autorités compétentes pour l’exercice de l’action pénale, s’il ne l’extrade pas». La solution qui s’imposait était de mettre en place une juridiction spéciale qui ne pouvait pas être suspectée de partialité. Et c’est précisément dans ce sens que la Cour de la Cedeao a rendu son fameux arrêt du 18 novembre 2008 dans lequel elle a indiqué que le mandat que le Sénégal avait reçu de l’UA consistait à prendre les dispositions pour mettre en place une juridiction spéciale. J’estime que c’est une initiative salutaire qui a eu le mérite de permettre au Sénégal de se conformer à ses obligations internationales sans pour autant donner du grain à moudre aux contempteurs de «l’impérialisme judiciaire». 

Pour la création des CAE, peut-on dire que les Occidentaux ont été plus influents que les Africains ?

Il faut faire la part des choses. Les Occidentaux ont sans aucun doute œuvré pour que le procès de Hissène Habré ait lieu. Mais l’idée de mettre en place une juridiction située en Afrique et pilotée par les magistrats africains est incontestablement une solution des Africains, formulée pour la première fois par la Cour de justice de la Cedeao dans l’arrêt précité. 

«Le Sénégal a contribué de façon décisive à travers ses ressources humaines, financières, logistiques et même diplomatiques» 
Comment appréciez-vous le rôle joué par le Sénégal ? 

Compte tenu du fait que Hissène Habré résidait au Sénégal depuis plus de 25 ans, rien ne pouvait se faire sans la coopération de notre pays. Son rôle a donc été déterminant tant pour la décision de création, puisque les CAE sont nées d’un accord de 2012 entre le Sénégal et l’UA, que pour le fonctionnement de cette juridiction. Le Sénégal y a contribué de façon décisive à travers ses ressources humaines, financières logistiques et même diplomatiques. 

Les États africains ont-ils été totalement coopératifs ? 

En réalité, la réussite de cette expérience dépendait de la volonté de deux États : le Sénégal, lieu de résidence de Hissène Habré et siège des CAE et le Tchad, lieu de commission des faits. C’est la raison pour laquelle un accord de coopération judiciaire a été signé entre le Sénégal et le Tchad dès mai 2013. 
Pour répondre à votre question, le moins qu’on puisse dire est que la coopération de l’Etat du Tchad n’a pas été à la hauteur des attentes. Certes, le Tchad a mobilisé ses juges et ses agents de police, à qui je rends hommage au passage. Grâce à la collaboration de ces hommes, nous avons pu faire exécuter quatre commissions rogatoires internationales en un temps record, entendre des milliers de victimes et des centaines de témoins, récupérer et exploiter des milliers d’archives. Malheureusement, à chaque fois que les juges des CAE ont voulu accomplir des actes susceptibles d’aboutir à l’extension des poursuites ou à l’arrestation d’autres personnes que Hissène Habré, on s’est heurté à un refus. Et au final, cela n’a pas été sans conséquence, puisque seul Hissène Habré a été renvoyé devant la juridiction de jugement, alors que les poursuites visaient cinq autres personnes dont Saleh Younous, ancien directeur la Documentation et de la Sécurité (DDS), la police politique de Habré, et Mahamat Djibrine dit «El-Djonto» qui était, selon la Commission nationale d’enquête de 1992, l’un des «tortionnaires les plus redoutés» du Tchad. 

Dans cette affaire, d’aucuns estiment qu’il y a eu d’avance un parti pris et une volonté de condamner Habré, puisque Idriss Deby devait aussi répondre. Qu’en pensez-vous ? 

Parti pris de la part de qui ? Sûrement pas de la part des juges. Que les autorités politiques du Tchad, du Sénégal ou de l’UA aient eu le souci de ménager telle ou telle autorité, c’est possible. Mais les magistrats des CAE ont fait leur travail avec un grand souci d’indépendance et les actes pris dans le cadre de cette procédure le prouvent aisément. 

«Hissène Habré a eu droit à un procès équitable» 

Pensez-vous que Hissène Habré a eu droit à un procès équitable ? 

Absolument. Il a été mis dans les conditions d’exercer tous les droits et garanties qu’exige un procès juste et équitable. Il se trouve simplement qu’il avait choisi, comme c’est souvent le cas sur la scène de la justice pénale internationale, d’adopter une stratégie de défense de rupture et de ne pas se défendre sur le fond. Bien entendu, ses conseils ne seront sûrement pas de cet avis. Mais dans l’ouvrage, nous avons démontré en quoi l’accusé a bénéficié des garanties d’un procès juste et équitable. 

Comment ont été choisis les juges ? Ont-ils été bien préparés ? 

Ils ont été nommés par l’UA sur proposition de l’Etat du Sénégal. Je précise que les chambres d’assises ont été présidées par des juges étrangers en l’occurrence un juge burkinabé en première instance et un juge malien en appel. Tous les deux ont été choisis à la suite d’un appel à candidature. 

Les juges bénéficiaient-ils d’une protection statutaire permettant leur indépendance ? 

Aucun des juges nommés ne pouvait être déplacé par son Etat. Leur protection statutaire était donc effective. 

Les CAE comportent-elles leurs limites ? Ont-elles été efficaces, selon vous ? 

La limite principale a été, comme indiqué plus haut, l’insuffisante coopération judiciaire de l’Etat du Tchad. Le fait que malgré les demandes répétées des CAE, les autres co-accusés de Hissène Habré n’aient pas été inculpés et renvoyés devant la juridiction de jugement, accrédite effectivement la thèse de l’acharnement contre un homme. Mais je pense qu’il est important de faire la part de choses entre ce qui relève de la responsabilité des CAE qui, de mon point de vue, ont effectué toutes les diligences qui étaient juridiquement et matériellement faisables pour étendre les poursuites aux autres co-accusés, et ce qui relève de la coopération judiciaire avec l’Etat du Tchad. En tout état de cause, cette question du refus de coopérer n’est pas propre à l’affaire Hissène Habré. On la retrouve devant d’autres juridictions, y compris dans des affaires que gère la CPI qui rencontre parfois d’énormes difficultés pour faire exécuter ses mandats d’arrêt. De manière générale, les juridictions pénales internationales, qui ne disposent pas de force de police ou de gendarmerie, sont obligées de compter sur la collaboration des États pour mener à bien leur mission. 
Cela dit, ces défaillances ne doivent pas occulter les aspects positifs de cette expérience. Par exemple, on peut mettre au crédit des CAE la célérité particulière avec laquelle la procédure a été menée. Il suffit pour s’en convaincre de comparer le délai de procédure qui a été de quatre ans au niveau des CAE (2013 et 2017) et celui de l’affaire Bemba à la CPI qui a duré plus de 10 ans ou de l’affaire Gbagbo qui en est à sa 9ème année. 
On peut aussi citer d’autres aspects liés à la capacité des acteurs judiciaires et à l’enrichissement de la pratique judiciaire. 

Après cette expérience, pensez-vous qu’il y a des choses à améliorer ? 

Bien entendu. Dans cet ouvrage, nous sommes largement revenus sur ce que nous avons considéré comme des lacunes et des ambigüités du statut des CAE. 

Doit-on faire recours à une juridiction pénale africaine permanente, selon vous ? 

Je pense qu’il faut distinguer ce qui est souhaitable de ce qui est possible. Je rappelle qu’à l’occasion du sommet africain tenu à Malabo en juin 2014, les chefs d’Etat africains ont adopté un projet portant modification du statut de la Cour africaine de justice, des droits de l’homme et des peuples (CAJDHAP). La nouvelle section pénale qui a intégré une compétence en matière de crimes internationaux devrait en principe permettre à la Cour de prendre en charge la question des crimes internationaux. Mais encore faut-il que le statut soit définitivement adopté, ce qui est loin d’être le cas. Pour mettre en place une juridiction pénale permanente, il faut des ressources humaines, financières et surtout la volonté de mettre fin à l’impunité. La question qui mérite d’être posée est : les États africains en ont-ils la volonté ? En l’absence d’une juridiction pénale, les crimes internationaux devraient être jugés devant les juridictions nationales : une hypothèse qui, à l’heure actuelle, se réalise rarement compte tenu du déficit d’indépendance dont souffrent la plupart des pouvoirs judiciaires en Afrique. Finalement, on risque, à défaut de solution viable et satisfaisante, de se tourner vers la CPI en dépit de toutes les critiques parfois fondées, dont celle-ci fait l’objet. 

«Le ministre devrait recevoir les travailleurs de la justice» 

Depuis quelque temps les travailleurs de la justice sont en grève et la tutelle semble observer un silence total, comment appréciez-vous cela ? 

Les greffiers et secrétaires des greffes et parquets sont nos collaborateurs de tous les jours. Nous souhaitons qu’ils soient dans les meilleures conditions de travail possibles. Je crois que le ministre de la Justice devrait les recevoir pour voir dans quelle mesure leurs revendications pourraient être satisfaites dans l’intérêt de la justice. «Après la reprise, il faudra redoubler d’effort» Les vacances judiciaires approchent, mais avec la pandémie, il y a eu énormément de dossiers qui attendent sur les tables des juges. Est-ce qu’il y a quelque de chose de prévu pour soulager les justiciables ? Effectivement, la pandémie a considérablement ralenti le rythme de traitement des affaires. Nous en sommes tous conscients. Après la reprise, il faudra redoubler d’efforts pour combler un tant soit peu le retard accumulé. 

Alassane DRAMELES ECHOS

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