Accueil Culture Fatou Kande Senghor, réalisatrice, photographe : «Le cinéma sénégalais ne joue pas collectif»

Fatou Kande Senghor, réalisatrice, photographe : «Le cinéma sénégalais ne joue pas collectif»

par pierre Dieme
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Comment réussir un tournage en période de confinement ? La réponse, Fatou Kandé Senghor est toute indiquée pour la donner. Alors qu’elle s’apprêtait à mettre la dernière touche à un projet de série tiré de son livre, «WalaBok, une histoire orale du hip hop au Sénégal», voilà que le virus s’invite dans notre pays et que tous les rassemblements sont interdits. La réalisatrice thiessoise ne baisse pas les bras pour autant. Elle réécrit son projet en s’adaptant à la nouvelle situation. Commencent alors 27 jours de tournage à huis clos qu’elle raconte dans cet entretien. Sans langue de bois, Fatou Kande Senghor pose un regard lucide sur le cinéma sénégalais.

Vous aviez déjà démarré le tournage de votre série WalaBok depuis quelques mois quand le Covid est arrivé. Mais vous vous êtes quand même adapté aux évènements pourrait-on dire. C’est quoi cette série et comment avez-vous fait pour poursuivre le tournage malgré tout ?
Wala bokk, c’est une expression qu’on peut traduire par wesh wesh en argot français. Et je voulais que le sujet de la jeunesse passe à travers la culture hip-hop mais que ce soit vraiment une sorte d’intrusion dans l’univers de ces jeunes, de leurs mères et de leurs familles, de leurs problèmes de quartiers surpeuplés, d’architecture sauvage, et de leur envie de révolte, des injustices sociales qu’ils devaient essuyer matin, midi et soir tout en ayant des rêves de supers lutteurs, supers footballeurs. Ils avaient l’impression que c’est ce qu’il fallait pour sauver les leurs mais aussi le voisinage, le quartier, cet espèce de super héros qui dans une vie normale n’aurait que le minimum mais dans ce bouillon, dans cet espèce d’endroit, sait toujours où le talent existe, où il peut y avoir une espèce d’énorme miracle qui va arriver et qui va faire la différence. C’est 25 ans de recherche et j’avais besoin que tout soit juste, que toutes les histoires que les protagonistes du hip-hop m’avaient confié se retrouvent dans le film, que mon histoire s’y mêle, ainsi que celle de toutes les femmes que je connais dans le monde ou qui se battent. J’avais besoin d’une histoire universelle. C’est donc 26 épisodes de 26 mn, une comédie dramatique avec des épisodes en feuilleton. Je voulais de l’humour dedans, du fort et en même temps garder un côté moralisateur, à la Daraay kocc qui invite au changement. J’invente des intrigues qui vont se diriger vers l’éducation, les gens en prison, l’apprentissage d’une élection, des sujets tabous comme la sexualité, etc. C’est tout ça que je ne voulais pas rater donc j’ai fait travailler des jeunes scénaristes qui venaient de se plonger dans le bain, j’ai fait travailler des acteurs du hip-hop eux-mêmes dans les textes, j’ai rassemblé un nombre extraordinaire de personnes. Et tout ça, je l’avais déjà consigné dans cette anthologie que j’ai écrite et qui a été publiée en 2015 par Amalion publishing. Dérouler un sujet comme ça en wolof, ça voulait dire avoir des acteurs polyvalents qui rappaient, dansaient, graffaient et qui jouaient en même temps, des gens qui croient au concept, qui le portent vraiment et trouver de l’argent pour ne pas faire un truc bête et méchant ou on passerait d’une pièce à l’autre. Mon autorisation de tournage, elle a été renouvelée plus de trois fois et la dernière fois, on m’a dit : «Votre projet-là, vous tournez ou vous ne tournez pas mais on ne revient plus là-dessus.» Et puis, je comptais sur des fonds qui ne sont jamais arrivés. J’avais déjà dû annuler 3 autres projets et je ne pouvais pas me permettre de ne pas finir Walabok. C’était la catastrophe souvent. Tout à coup, on voit le bout venir, dernière ligne droite et on se dit pourquoi ne pas tourner à Thiès. Je me démène, je mets tout ce que j’ai comme argent sur la plateforme pour faire venir les gens chez moi à Thiès. Le 8 mars, je me réveille et le Corona est là. On ferme tout, c’est l’Etat d’urgence. Je suis restée confinée chez moi pendant un mois et j’ai eu une conversation avec le comédien Mody Fall. Il m’a rassurée et puis, je me suis mise en challenge de réécrire, d’adapter des situations en me disant que ce qui peut se faire dehors, peut se faire dans une cour, etc. J’ai tellement réécris des scènes que j’en avais le cerveau qui chauffait mais ça me montrait que c’était possible. Et dans la foulée, Karima Grant, qui est une éducatrice formidable, qui a une sorte de centre aéré pour les enfants, Ker Imagination, se retrouve avec son espace fermé et me dit : «Si tu le veux, je te le prête pour le mois.» Et là, tout se met en place et je me dis, si c’est d’un mois dont nous avons besoin, il faut y loger les gens, y travailler et y planter tous les décors. Je fais le tour et j’arrive à identifier 21 décors. Fantastique ! Tous marchent, les espaces sont là, il y a juste à ramener ce dont on a besoin. Et même pour la transformation tout est là. Naturellement il fallait ajouter d’autres décors. Je vois aussi que La Boîte à idées de Ken Aïcha Sy est touchée aussi et l’espace était là.

Donc, malgré le Covid et le couvre-feu, vous avez trouvé le moyen de poursuivre votre tournage ?

Ce Covid-là nous embêtait vraiment. On n’avait pas le droit de tourner dehors parce que le ministère avait fait un arrêté pour interdire les rassemblements, on ne pouvait pas mettre des figurants ensemble, on ne pouvait pas être dehors au-delà de 20h. On était cernés de partout. Avec beaucoup de sang froid, je me suis dit : on fait un planning. Les six séquences par jour, il faut les faire pour s’en sortir et ensuite organiser quel jour on est là et avec quels acteurs. Tout a marché. Les acteurs étaient dispos, le planning était fait, j’avais eu une part de budget du Fopica qui était là. Les choses s’organisaient. Le Covid m’a fait traverser toutes les émotions possibles et imaginables en tant qu’être, en tant que maman, en tant qu’épouse, productrice, créatrice, amie. Moi qui suis de Thiès, j’ai choppé une voiture juste avant qu’on arrête complètement les autorisations. Je n’ai pas vu mes enfants pendant 27 jours, je n’ai pas jeûné avec eux. J’étais entre la vidéo et les messages au téléphone. L’époux n’était pas sûr que c’était une bonne idée non plus. On était 6 techniciens, et 4 acteurs permanents. Oh le stress. Les premiers jours, on regardait les températures de tout le monde. Des idées ingénieuses sont arrivées, je suis encore sous le choc que ça se soit passé aussi bien.

Aujourd’hui, vous êtes presque au bout du tournage mais les difficultés n’ont pas manqué. Comment avez-vous financé votre série ?

A un moment donné, l’argent a été galère. Je n’arrive pas à faire sortir une autre partie d’argent du bureau de la cinématographie, je suis désespérée. Et finalement, je me suis dit, fait un crowfunding interne. 50 personnes, 20 mille et on verra. Ça a marché et j’ai fait une petite vidéo avec beaucoup de sincérité. Du coup, j’ai été aidée par des gens que je connais très bien, des gens que je ne connais pas. J’étais émue de recevoir toutes sortes de sommes. J’en ai reçu de très grosses aussi. Parfois ce n’est même pas des amitiés mais juste des gens qui croient au truc. C’était extraordinaire cette solidarité. Quand on est dans un univers où on a tellement de détracteurs, parce que moi je m’exprime toujours avec le cœur et c’est mal interprété, on rentre dans les sénégalaiseries, on dit que Fatou parle comme une toubab. Je me prends de véritables râteaux alors que suis là à booster. La notion de collectif est tellement importante pour moi alors que notre cinéma ne joue pas collectif. J’ai mis 25 ans à l’accepter et je continue de déraper sur des peaux de banane.

Aujourd’hui, l’Etat a décidé d’allouer une enveloppe de 3 milliards à la culture dont les 500 millions doivent aller au cinéma semble-t-il. Que faut-il penser de tout cela et de la répartition qui en sera faite ?

Un gouvernement doit trouver un moyen de soutenir tous ses citoyens. C’est bien mais nous devons être dignes et surtout ne pas exclure nos collègues sous de mauvais prétextes. Il m’a semblé que les 500 millions doivent aller aux producteurs, aux techniciens et je pense même à des acteurs de cinéma. Pour moi, cette aide n’est pas mon problème. (…) Il faut maintenant qu’on se dise la vérité. Qu’est-ce qui rapporte ? En ce moment, c’est clair et net que ce sont les séries. Ce sont elles qui portent notre pays, nos poches et notre économie et sont capables d’intéresser d’autres gens dans le monde. A un moment donné au Sénégal, on finance beaucoup par tête. On te connait, on te donne l’argent pour que tu finances le navet que tu as en tête. A aucun moment on s’est dit, on ferme les yeux sur qui l’a déposé et on regarde ce qu’il y a dedans. Il faut que les gens arrêtent aussi, quand on leur donne des budgets, ils achètent des voitures, des maisons, etc. Les questions d’argent nous éloignent de l’essentiel.

LeQuotidien

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