vendredi, mars 29, 2024
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« La crise du coronavirus dévoile le paradoxe des États laïques face aux questions religieuses « 

par admin
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Fermeture des mosquées bravée à Dakar, maintien de la prière à Touba, en présence du secrétaire général de la présidence, Mahammed Boun Abdallah Dionne, malgré l’interdiction des rassemblements sur l’ensemble du territoire, désaccords entre les associations d’imams… Au Sénégal, la fermeture des mosquées pour endiguer l’épidémie de coronavirus suscite un vif débat.

Du moins jusqu’au 24 mars, date à laquelle le khalife général des mourides, l’une des plus influentes confréries du pays, a appelé ses nombreux fidèles à prier chez eux. Si la décision de fermer les mosquées a été prise moins de 24 heures après la proclamation de « l’état d’urgence » par le président Macky Sall, cette indépendance interroge sur l’autorité des États laïques face au pouvoir religieux en période de crise.

Pour Jeune Afrique, Bakary Sambe, enseignant-chercheur au Centre d’études des religions de l’Université Gaston-Berger de Saint-Louis et spécialiste des questions religieuses, décrypte les mécanismes de cette double autorité.

Jeune Afrique : Si l’État sénégalais a très tôt appelé les chefs religieux à l’accompagner dans la lutte contre le coronavirus, il n’a pas explicitement ordonné la fermeture des mosquées, laissant cette décision aux confréries. N’est-ce pas une façon, pour l’État, de fuir ses responsabilités face au pouvoir religieux ?

Bakary Sambe : Je parlerais plutôt d’un refuge dans l’implicite de la part du chef de l’État. En interdisant les rassemblements mais en ne fermant pas les mosquées, il a laissé une marge de manœuvre à l’administration territoriale, qui a pris des décisions au cas par cas, comme ce fut le cas lorsque le préfet de Dakar a ordonné la fermeture des mosquées [le 19 mars, ndlr].

Dans ses discours, Macky Sall a joué sur les nuances d’une langue, le français, que la majorité de la population ne comprend pas. Et il a été encore plus nuancé dans leur version en wolof. C’est une manière d’éviter une prise de position trop exposée de l’autorité centrale, et donc d’amoindrir les risques.

À quels risques faites-vous référence ? 

Au Sénégal, il n’y a pas d’autorité de régulation communément acceptée par toutes les communautés. C’est le paradoxe que rencontrent les États laïques lorsque la gestion du religieux devient un enjeu sécuritaire. C’est une grande difficulté pour ces États, d’autant que dans des moments de crise, une part importante de la population se reconnaît surtout dans l’argumentaire religieux.

Dans le cas du coronavirus, le politique a complètement esquivé le débat en l’abandonnant aux théologiens qui, à mon sens, ne sont pas à jour sur certaines approches et interprétations quant à l’évolution du discours religieux au plan international.

Peut-on parler d’une spécificité sénégalaise ?

Je parlerais plutôt d’une spécificité subsaharienne. Le musulman africain a tendance à sacraliser tous les écrits en arabe, qui font pourtant ailleurs l’objet d’interprétations et d’évolutions. Le Mali et le Niger ont fait comme le Sénégal : ils ont fermé les bars et d’autres lieux publics mais ont mis en négociation la fermeture des lieux de culte. Ce débat dévoile clairement les faiblesses des pouvoirs centraux face à la pression du religieux.

La fermeture des mosquées n’a pas provoqué de débat dans les pays du Maghreb et du Moyen-Orient touchés par l’épidémie. Au Maroc, le roi est le commandeur des croyants, sa parole n’a donc pas été contestée. En Tunisie, l’autorité de l’État n’a pas été discutable non plus.

À Dakar, l’arrestation d’un imam ayant bravé la fermeture des mosquées a déclenché un mouvement de protestation dans la communauté layène. Faut-il en déduire qu’une partie de la population s’attachera davantage aux ndiguëls (consignes) de son chef religieux qu’à l’autorité administrative ?

Cela dit en effet quelque chose de la dispersion des pôles de légitimité au Sénégal, et révèle une forme de suspicion constante des masses religieuses vis-à-vis de l’État, considéré comme une continuité de l’État colonial.

Le Sénégal a cette caractéristique de vouloir conserver un consensus mou, parfois décrit comme une illustration du contrat social sénégalais entre politique et religieux.

Comment expliquer le décalage entre les mesures prises par chaque confrérie ? Entre les tidjanes, par exemple, qui ont rapidement appelé les fidèles à rester chez eux, et les mourides, qui ont pris plus de temps pour cela ?

Il semble en effet que les tidjanes aient pris les devants pour empêcher les grands rassemblements, avant même que le débat soit soulevé. À l’instar de la Hadratoul Djuma (l’oraison du vendredi), qui est pourtant un des trois piliers de la confrérie. Cette décision rappelle celle de Cheikh El Hadj Malick Sy [le principal propagateur de la confrérie, ndlr] qui, au plus fort de l’épidémie de peste à Dakar, vers 1914, avait pris des mesures d’hygiène quasi similaires.

Si les mourides y sont venus un peu plus tard, il ne faut pas non plus perdre de vue le geste de leur khalife général, qui a dégagé une enveloppe de 200 millions de francs CFA. C’est un état de fait : il y a une forme d’extraterritorialité attachée au statut de Touba [la ville sainte des mourides, ndlr]. Si on considère certaines élections locales, par exemple, la parité intégrale était appliquée à toutes les listes sauf à Touba, où le Conseil constitutionnel a entériné la décision du khalife, considéré comme l’autorité sur place.

Mais dans le cadre du coronavirus, le porte-parole du khalife général des mourides a très vite dit deux choses importantes. D’abord, qu’il fallait se conformer aux instructions sanitaires de l’État. Ensuite, il a appelé les talibés à rester à l’écoute de l’autorité centrale, ce qui, selon moi, ouvrait une voie au politique.

Si les fidèles ont été appelés à prier chez eux, certaines traditions semblent difficilement compatibles avec l’état d’urgence dans lequel se trouve le Sénégal : isolement, limitation des déplacements, fermetures des écoles…  On pense notamment aux daaras, les écoles coraniques, où vivent toujours des milliers d’enfants, dont bon nombre sont contraints de sortir mendier…

Le cas des daaras risque de mettre à nu les inconséquences de la politique éducative d’un pays où coexistent deux systèmes parallèles. Et ce, malgré les efforts de l’État pour institutionnaliser et moderniser l’enseignement coranique. Sur cette question, le khalife des Tidjanes, Serigne Babacar Sy Mansour, a décidé assez tôt de confiner la daara de Cheikh El hadj Malick Sy et de subvenir aux besoins des talibés pendant la crise sanitaire.

Comme dans tant d’autres domaines de la vie des Sénégalais, on verra émerger, çà et là, des gestions au cas par cas, faute d’anticipation, d’organisation et, surtout, de systématisation de l’autorité centrale de l’État.

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