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Recul de la démocratie : Dr Maurice Soudieck Dione diagnostique le mal

par admin
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Maurice Soudieck DIONE a diagnostiqué pour le compte de Sud Quotidien le rapport 2019 de l’Economist Intelligence Unit (EIU) sur l’état de la démocratie qui classe le Sénégal à la 82ème place contre la 73ème lors du précédent rapport.

Docteur en Science politique, il pose un regard scientifique sur l’état de la démocratie au Sénégal. L’Enseignant-chercheur à l’Université Gaston Berger de Saint-Louis est même allé plus loin en décortiquant le lien qui existe entre ce recul de la démocratie avec la stagnation du Sénégal dans la zone rouge de la corruption relevé dans le dernier rapport de l’Indice de Perception de la Corruption.

«Dans le rapport 2019 de l’Economist Intelligence Unit (EIU) sur l’état de la démocratie, le Sénégal est classé au 82e rang sur le plan mondial et 9e en Afrique quittant en même temps la catégorie des «démocraties imparfaites» pour celle des «démocraties hybrides». 

ENSEIGNEMENT A TIRER DU CLASSEMENT DU SENEGAL

«D’abord il convient de partager quelques informations pour une meilleure compréhension des classifications du rapport de The Economist Intelligence Unit, Democracy Index 2019. C’est un rapport qui caractérise les différents régimes politiques des pays du monde, sur la base des fondamentaux de la démocratie : un gouvernement fondé sur le consentement et le libre choix des gouvernés et sur le principe majoritaire ; l’existence d’élections libres, transparentes et équitables ; le respect des droits et libertés des citoyens et la protection des droits des minorités ; le pluralisme ; l’égalité devant la loi et la primauté du droit (rule of law, due process) (voir p. 52). Le rapport distingue quatre catégories sur la base d’une appréciation à travers une échelle de 1 à 10. D’abord les «Full democracies», les «démocraties complètes» ou «démocraties pleines et entières». Il s’agit des pays ayant obtenu une note supérieure à 8/10. Ensuite les « Flawed democracies », « les démocraties imparfaites» ou plus exactement « les démocraties déficitaires » eu égard aux critères dégagés ; ce sont les pays ayant obtenu une note supérieure à 6/10 et inférieure ou égale à 8/10. Après, on compte la catégorie des « Hybrid regimes », « les régimes hybrides », caractérisés par les pays ayant obtenu une note supérieure à 4/10 et inférieure ou égale à 6/10. Enfin, le groupe des pays estampillés « Authoritarian regimes », c’est-à-dire les « Régimes autoritaires », ces pays là qui totalisent un score inférieur ou égal à 4/10 ».

CINQ RUBRIQUES A RETENIR

«Les 5 rubriques qui sont retenues et notées sur 10 avant d’en livrer la moyenne sont les suivantes :

1) Processus électoral et pluralisme, qui a trait à la liberté des électeurs de voter sur la base d’une pluralité de candidatures de manière transparente et équitable ;

2) Fonctionnement du Gouvernement : ce critère concerne la force et l’indépendance du pouvoir législatif, la réalité de la séparation des pouvoirs, la subordination de l’armée aux autorités civiles, l’indépendance du pouvoir politique par rapport aux divers groupes socio-économiques et religieux, la lutte contre la corruption, la promotion de la reddition des comptes, et le rayonnement diplomatique du pays ;

3) La participation : il s’agit du respect des droits des minorités, de la présence des femmes au Parlement, de l’engagement des citoyens dans la politique, de l’intérêt des gouvernants pour la participation des populations, du vote de la diaspora ;

4) La culture politique démocratique : elle renvoie à la prégnance chez une écrasante majorité de la population, d’idées en faveur du régime démocratique ; celui-ci doit être considéré comme étant le meilleur pour garantir efficacement l’ordre public et pour punir efficacement les criminels. En plus d’un soutien populaire à la démocratie, il faut également l’existence d’une séparation entre le spirituel et le temporel, un certain rejet d’un pouvoir qui serait exclusivement technocratique, ainsi que la répulsion du pouvoir militaire ;

5) Les droits et libertés : il s’agit de la liberté d’expression, d’opinion et de protestation, du respect des droits des minorités, du respect des droits et libertés des citoyens et de l’égalité devant la loi».     

  DE «DEMOCRATIE IMPARFAITE» A UNE «DEMOCRATIE HYBRIDE»

«À la lumière de ces précisions liminaires, il convient de remarquer comme premier enseignement à tirer du classement du Sénégal, qu’il a changé de groupe d’appartenance ; il quitte la catégorie « démocraties imparfaites » ou pour mieux dire « démocraties déficitaires » au regard des critères d’appréciation, pour intégrer la catégorie des « Régimes hybrides ». En même temps, sur le plan mondial, le Sénégal régresse de 9 places en une année seulement, soit de la 73ème position à la 82ème. Déjà, il faut remarquer qu’en 2018, le Sénégal fermait la queue des «démocraties imparfaites » sur les huit pays logés à cette enseigne (Cap-Vert, Botswana, Afrique du Sud, Lesotho, Ghana, Tunisie, Namibie, Sénégal). Pour apprécier la chute du Sénégal dans la catégorie des « Régimes hybrides » en 2019, il convient de préciser les pays qui viennent juste après, et ceux qui le précèdent immédiatement. Les trois pays qui suivent directement le Sénégal sont : Madagascar (83e), Malawi (84e), Liberia (85e). Le Sénégal est devancé par la Namibie et le Lesotho. En rappelant que c’est en novembre 1989 que l’ONU a organisé les premières élections en Namibie, remportées par la SWAPO (South West Africa People’s Organisation) (organisation du peuple du Sud-ouest africain) ; et que la Namibie est un pays indépendant depuis le 21 mars 1990. En rappelant également que le Lesotho est un pays qui a connu plusieurs coups d’État et 23 ans de régime militaire».

QUE SIGNIFIE CONCRETEMENT CETTE CATEGORIE DE «REGIMES HYBRIDES»

À la page 55, le rapport donne les éléments de qualification des « Régimes hybrides » : « Les élections sont entachées d’irrégularités substantielles qui font qu’elles ne sont ni libres, ni transparentes et loyales ; les pressions du Gouvernement sur les partis et candidats de l’opposition sont courantes. Ces pays connaissent des vulnérabilités encore plus sérieuses que celles des «démocraties imparfaites» par rapport à la culture politique, au fonctionnement du Gouvernement et à la participation politique. La corruption est largement répandue ; la primauté du droit est faible de même que la société civile. En règle générale, il y a des harcèlements et des pressions sur les journalistes, et la justice n’est pas indépendante ». Le Sénégal qui se trouve dans cette catégorie remplit pratiquement toutes les conditions, avec cependant une nécessaire relativisation sur deux points : par rapport aux élections et par rapport à la persécution des journalistes.

 En réalité, on ne peut pas avancer qu’il y a au Sénégal des manipulations frauduleuses des élections au sens matériel à une échelle telle que la sincérité du scrutin soit totalement remise en cause, mais il faut admettre cependant qu’il y a eu une rupture de confiance dans la conduite du processus électoral, avec des instrumentalisations du jeu qui sont allées en faveur de la coalition au pouvoir selon ses intérêts, notamment avec le parrainage qui a permis d’exclure beaucoup de candidats à la candidature sur une base injuste, car des milliers de parrainages ont été invalidés, alors même que les concernés détenaient par devers eux, en bonne et due forme, des cartes d’identité CEDEAO qui constituent également les cartes d’électeur. Les parrainages des candidats à la candidature ont été appréciés sur la base d’un fichier électoral que ces derniers n’avaient pas, et le Conseil constitutionnel n’a pas procédé à la vérification des signatures comme la loi l’exige expressément. Le parrainage a été un moyen de fermer le jeu politique de manière anti-démocratique pour permettre au Président Sall d’obtenir facilement un second mandat.

À cela s’ajoutent les affaires politico-judiciaires : emprisonnement de Khalifa Sall dans l’affaire de la caisse d’avance de la mairie de Dakar, avec de graves violations de ses droits, notamment le non-respect de son immunité parlementaire et de son droit à être assisté par un avocat lors de son audition, en plus de l’accélération de son procès de manière inédite dans les annales judicaires du pays, pour les besoins liés à l’invalidation de sa candidature à la Présidentielle du 24 février 2019. En plus de la condamnation de Karim Wade par la CREI, avec toutes les entorses faites au droit, d’où s’en est suivie une invalidation également de sa candidature à la Présidentielle du 24 février 2019.

ABDOULAYE WADE – MACKY SALL

«Concernant l’aspect relatif à la persécution des journalistes, il faut souligner que contrairement au Président Wade, le régime du Président Sall n’a pas eu des rapports heurtés avec les médias, marqués par la violence brute, car il a utilisé d’autres méthodes, bien plus efficaces, notamment en développant des collusions avec beaucoup de médias privés, tout en exerçant une emprise monopolistique sur la RTS (Radiodiffusion Télévision Sénégalaise), financée par l’argent du contribuable, pour en faire un instrument exclusif de propagande pour sa personne et sa coalition, en ramenant le pays des décennies en arrière. En effet, il n’y a plus d’émissions politiques où participent les partis d’opposition à la télévision nationale, ce qui est pourtant une exigence de la loi n° 2006-04 du 4 janvier 2006 portant création du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA).

Selon l’article 7 alinéa 4 de ce texte, le Conseil national de régulation de l’audiovisuel veille : « Au respect de l’accès équitable des partis politiques, des syndicats et des organisations reconnues de la société civile aux médias audiovisuels dans les conditions fixées par les lois et règlements en vigueur ».

L’article 15 ajoute de manière encore plus explicite : « Le CNRA supervise une émission programmée toutes les deux semaines séparément à la Radio et à la Télévision publiques. Cette émission est réservée aux partis politiques légalement constitués pour leur permettre d’évoquer les questions d’actualité nationale et internationale sous forme de débats contradictoires.

Le CNRA (Conseil national de régulation de l’audiovisuel) veille au respect des principes d’équité et d’équilibre entre tous les partis en tenant compte des contraintes du service public de la radiotélévision ». L’article 16 ajoute : « Le CNRA (Conseil national de régulation de l’audiovisuel) veille au respect des dispositions de la loi n° 92-57 du 3 septembre 1992 relative au pluralisme à la Radio-Télévision, notamment des articles 14 à 18 sur la propagande des partis politiques, la retransmission des débats parlementaires et le pluralisme de l’information ».

Pratiquement aucune de ces dispositions relatives au respect du pluralisme politique n’est respectée par la télévision nationale, et le CNRA est complétement aphone à ce sujet, tout en étant prompt à couper le signal d’une télévision privée qui était prévue pour une semaine, à travers sa décision du 31 décembre 2019, en violation des dispositions pertinentes de l’article 26 alinéa 3 de la loi n° 2006-04 du 4 janvier 2006 portant création du CNRA, qui prévoit une suspension d’un à trois mois de tout ou partie des émissions ; une sanction pécuniaire de deux à dix millions de francs ; une pénalité quotidienne de retard de cent mille francs à cinq cent mille francs CFA en cas d’inexécution d’une décision du Conseil national de régulation de l’audiovisuel (CNRA). 

Quant à la société civile, toutes ses figures de proue qui avaient joué un rôle essentiel dans la lutte contre les dérives du Président Wade ont presque tous été cooptés et bâillonnés. À cela, il faut ajouter les violations récurrentes des droits et libertés de l’opposition et des opposants notamment pour manifester : un droit pourtant reconnu de manière explicite par la Constitution ; l’emprisonnement des activistes qui dénoncent les difficiles conditions d’existence, particulièrement la cherté de l’électricité et la hausse du prix des denrées ; distribuer des flyers devient un motif d’arrestation, comme au temps du parti unique sous le régime de Senghor ».  

LIEN ENTRE CE RECUL DE LA DEMOCRATIE AVEC LA STAGNATION DU SENEGAL DANS LA ZONE ROUGE DE LA CORRUPTION RELEVE PAR LE DERNIER RAPPORT DE L’INDICE DE PERCEPTION DE LA CORRUPTION

« Naturellement, ce lien peut être établi. Car les questions de gouvernance font également partie intégrante des critères démocratiques retenus dans la méthodologie du rapport publié par The Economist Intelligence Unit, Democracy Index 2019, précisément, dans le point relatif au fonctionnement du Gouvernement. La transparence et l’efficacité dans la gestion des ressources publiques au profit des citoyens ne peuvent prospérer sans une lutte efficace et effective contre la corruption, en dehors de toute politisation. Qu’est-devenue la traque des biens mal acquis ? Elle a perdu toute crédibilité, parce qu’elle a été sélective et attentatoire aux droits et libertés des mis en cause ; elle a été une stratégie politicienne de construction hégémonique du Président Sall, pour briser et neutraliser l’opposition, notamment le Parti démocratique sénégalais. Le Sénégal en matière de lutte contre la corruption a encore beaucoup d’efforts à fournir, mais le problème essentiel est lié à la manière dont la politique se fait, c’est-à-dire à travers le clientélisme. Dès lors que le Président Sall a eu l’obsession du second mandat, il n’a pas réformé le système politique ; il a donc perpétué les mêmes pratiques décriées sous les régimes précédents, à savoir la prédation et l’accumulation des ressources par les dirigeants. Aujourd’hui, la plupart des corps de contrôle sont tombés en pamoison ou les rapports produits ne sont pas suivis d’effets, que ce soient ceux de l’OFNAC, de l’IGE ou de la Cour des comptes ».

«IL Y A DES AFFINITES ELECTIVES ENTRE LES PRATIQUES AUTORITAIRES ET LE NEO-PATRIMONIALISME»

En définitive, il y a des affinités électives entre les pratiques autoritaires et le néo-patrimonialisme, c’est-à-dire la gestion des ressources publiques comme s’il s’agissait de ressources privées, par les gouvernants, qui en usent et en abusent selon leur bon désir et leur bon plaisir. Dans ces conditions, lorsque la pression populaire devient forte, c’est la répression qui est utilisée, avec une certaine sophistication sous le régime du Président Sall, à travers la répression préventive et préemptive, qui pousse le régime à des formes de plus en plus flagrante de violation des droits et libertés.

La répression et les pratiques autoritaires sont des logiques de fonctionnement du système politique néo-patrimonial, afin de continuer à exercer la prédation, mais aussi pour se garantir l’impunité ; et la meilleure manière de le faire, c’est de contrôler le jeu politique à son profit et à son avantage pour éviter de perdre l’emprise sur l’appareil d’État. Le peuple devient alors le prisonnier des tenants du pouvoir, et les tenants du pouvoir deviennent les otages de l’appareil d’État. 

 

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